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Facsimile available online from BnF Gallica p.5
Le Livre du jour :,Les Enfants aveugles par Bruno GAY-LUSSAC
Bruno Gay-Lussac). Nous reportons ici la note de K. Goesch (p. 311) qui accompagne la préface :
Neveu de F. Mauriac, Bruno Gay-Lussac (né en 1918) est un romancier dont la réputation n’est plus à faire. Il a écrit, entre autres,Farandole (Laffont, 1946),Une gorgée de poison (Laffont, 1950),La ville dort (Julliard, 1951),La mort d’un prêtre (Gallimard, 1953) etExamen de minuit (Gallimard, 1960). Tout en reconnaissant volontiers sa dette envers son oncle, il se défend cependant d’êtremauriacien. Dans une interview publiée dansLes Nouvelles littéraires du 13 décembre 1951, il précise :Il va de soi que Mauriac est un des premiers écrivains que j’aie lus. Je l’ai découvert avant Rimbaud, c’est tout dire ! Mon premier livre,Les Enfants aveugles , fut naturellement écrit sous cette forte impression. Depuis, cependant, je crois m’en être un peu dégagé…
M. Bruno Gay-LussacA tante Jeanne que j’aime tant et qui fait tant pour moi. A Oncle François, mon maître qui me tire de l’eau et dont la préface sert de levure à mes enfants aveugles bien ra-pla-pla- !! Toute ma tendresse, toute ma reconnaissance. En attendant une plus belle édition. Leur neveu.
. Il est dédié simplement A maman
. L’achevé d’imprimé date du 9 septembre 1938. L’autre exemplaire conservé à Malagar est plus ancien (20 juillet 1938) et ne comporte ni la dédicace, ni la préface de François Mauriac.
prochainement, une préface dont il a réservé la primeur à nos
lecteurs. On y trouvera quelques-unes de ses idées sur l’art,
du roman et les raisons profondes qui lui ont inspiré son
admiration grandissante pour Marcel Proust
Un enfant aveugle se heurte à la vie
et crie : telle est l’histoire que Bruno
Gay-Lussac nous raconte. Mais le livre
d’un jeune garçon ne traite pas forcé
ment
des troubles de l’adolescence, et
nous tenons d’abord à éviter sur ce point
toute équivoque ; la haine, en effet,
nous est connue de certains critiques à
l’égard des récits qui prennent leur
M. François Mauriac et le jeune romancier Bruno Gay-Lussac
.trem
.
pé
de boueBrumes et pluies
dans Ô fins d’automne, hivers, printemps trempés de boue
.
Ce n’est pas que nous partagions ce
préjugé : tout appartient au romancier
— et tous les âges de la créature, l’hom
me
en herbe au même titre que l’homme
fait (qui ne l’est souvent qu’au sens où
l’on dit d’un fromage qu’il est fait
).
Une vie future en suspens dans une âme
très jeune, une destinée en puissance pos
sèdent
les mêmes droits à notre atten
tion
qu’un destin accompli, étale depuis
un demi-siècle sur son abîme, sur sa flore
toujours suspecte, sur sa faune souvent
immonde. Rien n’interdit à l’artiste de
préférer aux caractères fixés, aux visa
ges
immobilisés dans leur grimace éter
nelle,
un esprit qui se cherche, un cœur
qui s’interroge, des traits encore indis
tincts
où resplendissent les derniers
rayons de l’enfance sainte.
Pourtant, ce n’est pas ici un roman
sur l’adolescence, mais le livre d’un écri
vain
adolescent
d’autre dessein que de décrire les pre
miers
contacts de son héros avec les êtres,
avec les choses, avec le cœur qu’il se dé
couvre,
avec le corps qu’il ne se connais
sait
pas. L’absence d’intentions fait le
prix d’une œuvre parfois maladroite, sa
sincérité aussi ; ou plutôt (car
prête à confusion), ce désir de ne rien
avancer qui n’exprime du plus près pos
sible
ce qu’en chaque rencontre il a res
senti.
Est-ce une raison suffisante pour re
commander
un livre qui, d’ailleurs, n’of
fre
rien dont le lecteur se puisse dire
édifié ? Certes, je m’attends à des re
proches :
Eh quoi ? c’est là tout ce
qu’un académicien catholique trouve à
porter aux nues ! Voilà le type de jeune
Français dont il a le front de nous pro
poser
l’exemple !
Confessons qu’il n’est rien de moins
exemplaire que cet enfant aveugle dont
Bruno Gay-Lussac suit pas à pas la cour
se
errante et dont il enregistre chaque
tâtonnement. Aucun geste de son héros
ne mérite d’être inscrit dans la colonne
des bonnes actions
. Mais, au risque
de chagriner encore d’excellentes âmes,
renouvelons l’aveu de notre indifférence
en ces matières : il est trop vrai que
nous nous sentons incorrigible, au point
qu’il ne reste guère d’espoir que nous
changions jamais : la vertu essentielle
de l’écrivain réside à nos yeux dans une
certaine attitude devant le réel, faite
d’honnêteté, de scrupule et de candeur,
dans l’acharnement à creuser le roc d’un
être jusqu’à la nappe d’eau, jusqu’à la
source profondeJ’ai poursuivi la vie dans sa réalité, non dans les rêves de l’imagination, et je suis arrivé à Celui qui est la source de la Vie
(
Nous ignorons si beaucoup de person
nes
ont été ramenées à la vertu par la
lecture d’un roman peuplé de personna
ges
vertueux. Mais nous savons que les
romanciers honnêtes (c’est-à-dire qui
n’ont d’autre souci que le vraiIl faudrait reconnaître que l’art du roman est, avant tout, une transposition du réel et non une reproduction du réel.
(souligné par l’auteur), p. 858.
utilement les médecins, les instituteurs,
les prêtres, et tous ceux qui, pour eux-
mêmes
ou pour autrui, ont intérêt à
connaître l’humain
véritable amour est lucide et couve son
objet d’un œil sans illusion.
Nous sommes assuré qu’aucun éduca
teur,
aucun directeur de jeunes conscien
ces,
ne lira avec attention le livre de Bru-
no
Gay-Lussac sans en tirer un enseigne
que
dans une matière où nous sommes
accoutumé à tous les mensonges.
Sur ce point, que nous nous sommes
montrés ingrats à l’égard de Marcel
Proust
d’hui
la qualité qui me frappe en lui, je
répondrais d’abord : le scrupule. Proust
est à mes yeux le type de l’auteur (au
M. François Mauriac et le jeune romancier Bruno Gay-Lussac
.
son œuvre immense nous aurions peine à
trouver un seul trait qui ne corresponde
à une connaissance par le dedans. On a
parfois fait état d’un jugement que je
portai au lendemain de sa mort sur ce
trou béant laissé dans l’œuvre de Proust
par l’absence de DieuSur la tombe de Marcel Proust
(Dieu est terriblement absent de l’œuvre de Marcel Proust.
jourd’hui
l’injustice. Aucune négation
chez lui, aucun refus ; mais là où s’arrê
te
son expérience, là aussi s’arrête son
ouvrage. Il existe entre son œuvre et ce
qui constitue pour lui le monde connu,
une rigoureuse correspondance. Jamais
il ne s’aventure hors de cet univers qu’il
ne lui a pas suffi d’observer, ni même
d’explorer, qu’il a en quelque sorte ab
sorbé
et qu’il redécouvre peu à peu, au
plus secret de son être : il ne se recon
naît
de droit que sur une création con
fondue
avec lui-même. Or, le Royaume
de Dieu s’étend au delà des frontières du
monde proustien. Pour les franchir, il
manque à Proust cette grâce de la Foi,
cette vertu de l’Espérance. Il le sait et
ne tente pas de forcer les barrages du
surnaturel. Il a le pressentiment de la
grâce, il sent l’eau divine affleurer sous
cette création lépreuse, mais, publicain,
n’ose la recueillir dans ses mains souil
léesn’osait même pas lever les yeux au ciel, mais il se frappait la poitrine, en disant :
Jésus termine sa parabole en affirmant que ce fut le publicain, plutôt que le pharisien, qui Mon Dieu, aie pitié du pécheur que je suis !
descendit chez lui justifié
.
A voir la témérité de ceux qui se font
juges des intentions de Dieu, de ses hai
nes
et de ses amours, nousnou
dans l’original.
dons
si l’Etre infini ne préfère pas ce si
lence
d’une pauvre âme qui se croit re
jetée,
ou qui craint d’être indigne, ou
qui simplement se tait parce qu’elle ne
sait rien de son Créateur.
Je possède une lettre de Proust qu’il
m’adressait un an avant sa mort, et où
il exprime le désir que Francis Jammes
prie pour luiQue ce grand poète [Francis Jammes], par votre intercession, me recommande à son saint favori, pour qu’il me donne une mort douce, bien que je me sente fort le courage d’en affronter une très cruelle
(
foi obscure que recouvrait son silence.
Et pourtant, que ne se permettent les
critiques lorsqu’il s’agit de lui ! Tou
chant
l’épisode atroce d’
du temps perdu
vre
au mal devant la photographie de
son pèreBibliothèque de la Pléiade
, nouvelle édition, t. I, Gallimard, 1987, p. 157–161. Proust poursuit (p. 161–163) avec une analyse très fine de la conduite de Mlle Vinteuil où le concept du mal
revient à plusieurs reprises.
tes
les ressources de son esprit pour nous
démontrer que Proust lui-même se ren
dit
coupable de cese
dans l’original.
sa mèreLa fille de Vinteuil personnifie Marcel et Vinteuil est la mère de Marcel.
pas à la tentation de reproduire, au ver
so
de la page où il développe son affreux
jugement téméraire, le portrait de cette
mère qui inspira à Marcel Proust les pa
ges
les plus pures, les plus tendres, les
plus déchirantes qu’aucun fils ait jamais
écrites. Ainsi l’acte dont il charge Proust,
le critique lui-même, à son insu, le com
met.
Si à propos des
ce livre si frêle (comme Barrès
mes Nous aimons qu’un livre si frêle fixe la minute éphémère d’une inquiétude éternelle.
Voir Maurice Barrès,
,
che
du temps perdu
de ce temps, c’est qu’elle nous aide à
fixer, sur le plan élevé où il se situe, le
conflit entre l’artiste et le critique, quand
celui-ci s’arroge la mission de juger ce
lui-là
au nom du Père qui est au ciel.
Comment ne serait-il pas vaincu, celui
des deux qui se livreÉcrire, c’est se livrer.
d’autre devoir au monde que cette trahi
son
de soi-même par soi-même ? Et com
ment
le juge ne serait-il pas vainqueur
d’un accusé qui se glorifie d’être son pro
pre
témoin à charge, et qui laisse der
blante
pour son auteur qu’elle pénètre
avec un plus lucide génie les derniers re
plis
d’une pauvre âme ?
Et pourtant, savent-ils, ces juges, ce
qu’ils nous révéleraient d’eux-mêmes, si,
au lieu d’être à l’affût des autres, des
inspirés, ils connaissaient cette passion
de se livrer, s’ils étaient en proie à cette
folie de l’attention, à cette clairvoyance
terrible des enfants aux yeux crevés,
aveugles pour tout ce qui n’est pas leur
propre cœur et leur propre corps ?
Le héros de Bruno Gay-Lussac, lui, n’a
rien encore à confesser qui fasse frémir.
Il ne viole aucune loi essentielle. Son mal
tient tout entier dans un refus sauvage
qui, pour garder les formes héritées
d’une éducation bourgeoise, n’en rappel
le
pas moins la négation totale d’Arthur
Rimbaud
dinaires
servitudes charnelles qui ne le
rebutent et qui ne le blessent. Un peu
d’ouate souillée, oubliée par une servan
te
au fond d’une cuvette, le bouleverse
au même titre que le mensonge de la
petite fille qu’il aime. C’est toute la vie
qui le pousse à la mort.
Comme le taureau précipité des ténè
bres
du toril dans l’arène aveuglante, le
garçon demeure immobile, sentant der
rière
lui respirer toute son enfance
obscure et douce ; il ferme les yeux
pour ne pas voir ces milliers de visages
que la lumière crue rend ignobles, et il
n’ose avancer sur ce sable qui a bu déjà
trop de jeune sang. Dès le seuil de la vie,
l’enfant aveugle crie déjà ce qu’à son dé
clin
répétait le vieux CézanneDétachement de l’artiste
, paru dans Le
monde, c’est terrible…
Aussi terrible que soit le monde, peut-
être
beaucoup de lecteurs jugeront-ils
équitable et salutaire la gifle que sa tan
te
administre au héros de cette histoire,
au garçon trop sensible qui a tenté l’aven
ture
de la mort. J’admets qu’un soufflet
bien appliqué suffise parfois à ramener
un adolescent de cette espèce à l’accep
tation
de la vie simple et normale. Mais
craignez que cette acceptation ne de
vienne
une autre forme de la mort. Pour
un jeune homme, il est tant de façons de
mourir en demeurant vivant !
Le péril mortel qui guette le héros des
lon
nous dans cette maladie de l’atten
, dans ce narcissisme
tion
à soi-même
que les vulgarisateurs de Freud
gentPour introduire le narcissisme
. Rappelons que dans un premier temps Mauriac pensait au titre
d’ordre chrétien, mais beaucoup de non-
chrétiens
le connaissent : ce second
commandement dont le Christ nous a dit
qu’il est semblable au premier, et qui
est d’aimer son prochain comme soi-
mêmeJésus lui dit :
éternelle contemplation, doit chercher
les autres à travers lui-même, les attein
dre
au delà de lui-même
trouver,
dans son propre visage indéfini
ment
contemplé, non seulement le pro
totype
divin, mais encore toutes les fi
gures
qui le reproduisent : ces millions
de médailles humaines frappées à l’effi
gie
du même PèreDe qui est l’effigie que voici ?
(
niront
bien par être reconnaissables
dans ce pauvre cœur, objet de notre at
tention
passionnée, en dépit du sable qui
le recouvre et du limon qui le souille.
Les yeux s’ouvriront de l’enfant aveu
gle
dont Bruno Gay-Lussac nous conte
l’histoire, lorsqu’il sera pénétré de cette
vérité que, comme le Christ a dit de lui-
même
qu’il était la voie, le cheminJe suis le Chemin, la Vérité et la Vie
(
ne valons nous aussi que lorsque nous
devenons une route frayée vers les autres
hommes. Narcisse est un chemin mort qui
ne mène à personne. Notre seule raison
d’exister, l’unique excuse que nous puis
sions
invoquer, nous, les écrivains, et
notre gloire véritable qui ne nous sera
pas enlevée, c’est, par l’analyse intérieu
re,
et à travers l’humain, mais sans sor
tir
de nous-mêmes, de remonter jusqu’à
la source éternelleJe m’efforce de remonter le cours d’une destinée boueuse, et d’atteindre à la source toute pure. Le livre finit lorsque j’ai restitué à mon héros, à ce fils des ténèbres, ses droits à la lumière, à l’amour et, d’un mot, à Dieu.
qui ne passera pasLa charité ne passe jamais.