Pour le peuple basque

Publication Information

François Mauriac Pour le peuple basque Le Figaro 1 1937-06-17 Paris Le Figaro

Facsimile available online from BnF Gallica

Jeudi 17 juin 1937 Le Figaro POUR LE PEUPLE BASQUERepris dans JMP, p. 728-30. Ce texte a servi de préface à la deuxième édition du livre de Victor Montserrat (pseudonyme du prêtre Josep Maria Tarrago), Le Drame d’un peuple incompris. La Guerre au Pays basque. Cf. Le Cruel martyre du peuple basque, L’Ordre, 15 juin 1938. Par FRANÇOIS MAURIAC de l’Académie française

DANS la nuit de mardi à mercredi, tandis qu’une rumeur courait la ville : Blum est lâché par les communistesAu printemps 1937, le gouvernement de Blum se heurta à des difficultés financières et à une agitation sociale (fusillade de Clichy, évoquée par Mauriac dans L’Épreuve du pouvoir) qui déclencha l’hostilité des communistes. Blum demanda à la Chambre le 14 juin les pleins pouvoirs financiers pour gouverner par décrets-lois jusqu’au 31 juillet. La Chambre accepta de les voter, mais le 21 juin, poussé par Caillaux, le Sénat les refusa. Le 22 juin, le gouvernement démissionna : le cabinet Chautemps fut formé, Blum étant repris comme vice-président du Conseil, et la plupart de ses ministres conservant leur poste. nous étions un petit nombre d’amis groupés autour de trois catholiques basques qui nous parlaient de BilbaoUne bataille se déroule autour de Bilbao, qui sera prise par les nationalistes le 19 juin 1937. : des rides profondes creusaient leurs jeunes fronts ; ces visages bouleversés reflétaient l’horrible bataille. Leurs yeux fixés sur nous, sans colère mais avec une douleur poignante, cherchaient à surprendre notre pensée. Pourquoi cette indifférence de leurs frères catholiques ? Pourquoi cette hostilité, cette réprobation ?

Je voudrais, sans forcer la voix, me faire l’écho de leur plainte. L’enseignement constant de l’Église catholique a toujours été que nous devons l’obéissance au pouvoir établiCf. Rom, 13, 1–2 : Que chacun se soumette aux autorités en charge. Car il n’y a point d’autorité qui ne vienne de Dieu, et celles qui existent sont constituées par Dieu. Si bien que celui qui résiste à l’autorité se rebelle contre l’ordre établi par Dieu. Et les rebelles se feront eux-mêmes condamner.. Nul ne saurait nier que le jour où les généraux espagnols entrèrent en action, un gouvernement légitime siégeait à Madrid — ou du moins un gouvernement légalLa distinction entre légitime et légal montre bien l’embarras de Mauriac dans cette affaire. Il montre les Basques pris au piège de la légalité ; il ajoute immédiatement après un second argument : la promesse d’indépendance faite aux Basques par le gouvernement républicain.. Même si nous accordons qu’en la circonstance, le peuple basque aurait dû comprendre que l’insurrection devenait tout à coup le plus sacré des devoirs, jamais erreur ne fut plus excusable que la sienne : on n’assassine pas un vieux peuple chrétien parce qu’il a cru qu’il ne fallait pas se révolter.

Le gouvernement légal de l’Espane a dit aux Basques : Vous êtes libresMauriac va un peu vite. Le statut du Pays basque est déjà une question difficile : le Parti nationaliste basque (PNV) est devenu démocrate chrétien. En 1931, sous la 2ème République, ses relations avec la gauche espagnole majoritaire aux Cortès, sont pleines d’une méfiance réciproque : le PNV trouve le gouvernement de Madrid trop anticlérical, et la gauche espagnole ne veut pas donner trop d’autonomie à un gouvernement basque qui serait trop proche du Vatican. D’où la lenteur du processus référendaire prévu pour définir le statut du Pays basque. Et la droite qui devient majoritaire aux élections des Cortès d’avril 1934 décide d’ajourner sine die le projet : c’est ainsi que les nationalistes basques se rangeront du côté du gouvernement du Front populaire.. Cette indépendance dont ils rêvaient depuis des sièclesBien que les origines du peuple basque remontent jusqu’à la préhistoire, le Parti nationaliste basque ne fut créé qu’en 1895 sous l’impulsion de Sabino Arana Goiri (1865-1903), généralement considéré comme le père du nationalisme basque., que les rebelles leur refusaient, et qui enfin leur était légitimement concédéeLe statut d’autonomie des provinces basques est reconnu par la République au référendum de 1932. Le Frente popular l’a confirmé. La rébellion nationaliste le leur refuse. Le 7 octobre 1935, l’Euzkadi, par la voix du Président de son gouvernement provisoire, Aguirre, s’engage à rester aux côtés du gouvernement républicain jusqu’à la défaite du fascisme., comment ne l’auraient-ils pas défendue pied à pied, avec cette dure obstination de leur race ? (Nous les connaissons depuis l’enfance, nous autres Bordelais, ces petits Basques au front têtu qui jouaient farouchement à la balle contre le mur du préauLe sort des Basques — voisins, proches, à tous les sens — aura été déterminant pour la vision de cette guerre par Mauriac.…)

S’ils ont eu tort, ce n’est pas le lieu de l’examiner ici. Mais s’ils ont commis une faute inexpiable en refusant de livrer à l’Allemagne le minerai de Bilbao, que les Français, du moins, leur soient indulgentsMauriac commence à comprendre la guerre d’Espagne comme le premier pas vers la guerre mondiale.. Un jour peut-être nous comprendrons que ce pauvre peuple souffrait et mourait pour nous. Dieu veuille alors que nous ne retrouvions pas leurs morts à l’endroit même où il nous faudra enterrer les nôtres… C’est un crime que de traiter en criminels des héros coupables d’avoir combattu pour cette liberté qu’ils n’avaient même pas prise, qui leur avait été donnée.

Ils ne sont pas les complices de Moscou. Ils n’ont eu de part à aucun des massacres qui ont déshonoré la cause de Barcelone et de ValenceLe gouvernement républicain s’est installé à Valence en novembre 1936, et à Barcelone siège un gouvernement autonome catalan. L’un et l’autre ne sont pas assez organisés pour empêcher les exactions anticléricales dans des zones qu’ils ont du mal à contrôler réellement... Ils se sont battus chez eux et seuls. Quand on racontera l’histoire de cette guerre, on saura comme ils ont été peu soutenus par Madrid (qui d’ailleurs n’en avait pas les moyens), dans quel abandon ils ont été laissés : sans avions, sans défense antiaérienneDurango, en Biscaye, fut, en avril 1937, la première ville ouverte à être bombardée. : Hitler et Mussolini ont eu beau jeu.

Ce que nous ignorons en France, c’est que les prêtres basques si calomniés, avaient réussi, presque seuls en Espagne, à opposer aux syndicats révolutionnaires communistes et anarchistes, un syndicalisme catholique d’une puissance égaleAprès les grèves de 1910, un mouvement syndicaliste puissant s’est constitué (SOV = syndicat ouvrier basque), appuyé par le clergé et qui s’oppose à la fois au socialisme et au libéralisme économique, perçus comme importés de l’étranger, en particulier du fait de travailleurs espagnols immigrés en Pays Basque. Ce mouvement catholique est donc à la fois social et identitaire : lorsque Mauriac parle plus bas de l’honneur de l’Église d’Espagne, il fait une extrapolation qui révèle plus sa préférence que la vérité historique, car les positions de l’Église en Pays basque sont loin d’être celles de l’Église dans le reste de l’Espagne.. Nous ne pouvons donner ici des statistiques. Mais nous affirmons qu’une œuvre est en train de s’effondrer, en ce moment même, qui faisait honneur à l’Église d’Espagne, à l’Église catholique tout entière.

Quelle qu’ait pu être leur erreur, ces curés méritent l’indulgence de ceux qui se refusent à les admirer. Durant ces heures tragiques, ils demeurent debout au milieu de leur troupeau décimé. D’ailleurs, Santander la rouge pourrait-elle leur être un refugeSantander, capitale de la Cantabrie, à proximité du Pays basque, est encore aux mains des républicains. Les chantiers navals étaient un bastion du syndicalisme rouge auquel s’oppose les catholiques basques. ? Il leur reste d’attendre ces vainqueurs qui se réclament de Dieu.

Nous essayons de nous rassurer : ce sont des prêtres et l’Église n’abandonne jamais ses prêtres. Elle prend à sa charge l’enfant qui a tout quitté pour se donner à elle. Nous essayons de nous rassurer : nous nous tournons vers le Père commun, vers celui que Sainte-Catherine de SienneSainte Catherine de Sienne (1347-1380), née Catherine Benincasa, s’est illustrée en défendant le pouvoir pontifical. appelait le Christ en terreTerme employé dans une allégorie où le corps mystique de la sainte Église apparaît sous la forme d’un cellier renfermant le sang du Christ : A la porte de ce cellier était mon Christ en terre, à qui était confiée l’administration du Sang (Le Dialogue de Sainte Catherine de Sienne, trad. par le R.P. J. Hurtaud, o.p., tome II, Paris, P. Lethielleux, 1913, p. 20–21)., vers le Serviteur des serviteurs de DieuTitre porté par le pape.. Nous savons qu’il a fait beaucoup déjà, que beaucoup de vies grâce à lui ont été sauvées… mais qu’est-ce que cela devant la menace d’un massacre légal de prêtres et de fidèles ? Le général FrancoFrancisco Franco, 1892-1975, Général, il prend la tête du mouvement nationaliste et vaincra la République espagnole, appuyé par les forces conservatrices et par l’Église. est, lui aussi, un fidèle. Une seule puissance au monde peut suspendre son bras prêt à s’abattre : celle dont le Royaume n’est pas de ce mondeCf. Jn, 18, 36 : Mon royaume n’est pas de ce monde.. Ah ! cette faible voix qui suffirait à couvrir le fracas des bombes ! Et les pelotons d’exécution s’éloigneraient sans avoir tiré ; et ce serait Pierre lui-même qui délierait les liensCf. Rom, 13, 1–2 : Que chacun se soumette aux autorités en charge. Car il n’y a point d’autorité qui ne vienne de Dieu, et celles qui existent sont constituées par Dieu. Si bien que celui qui résiste à l’autorité se rebelle contre l’ordre établi par Dieu. Et les rebelles se feront eux-mêmes condamner. des pauvres prêtres basques coupables d’avoir trop aimé, trop aveuglement aimé, leur terre et leur peupleA cet appel au Pape répondra, une semaine plus tard, le télégramme du Cardinal Pacelli à l’archevêque de Burgos, représentant officieux du Saint-Siège auprès de Franco. Voir Le Père a répondu, Sept, 2 juillet 1937, p. 10..

François Mauriac, de l’Académie française.