Pour Israël

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François Mauriac Pour Israël Temps présent 1 1938-02-11 Paris Temps présent

Vendredi 11 février 1938 Temps présent BILLET POUR ISRAËLArticle repris dans les Mémoires politiques (in JMP, p. 712-714). par François MAURIAC.

La conférence de Jacques Maritain, à laquelle je regrette amèrement de n’avoir pu assister, ne sera pas répétée et je le déploreCette conférence prononcée le 5 février 1938 au Théâtre des Ambassadeurs, sera publiée dans La Vie intellectuelle du 25 février sous le titre Les Juifs parmi les nations ; cf. l’article de Mauriac du 11 mars 1938. Mais cette phrase renvoie également aux polémiques qui ont entouré cette conférence, cf. plus loin. : s’il est un drame qui exige notre intervention, c’est bien celui qui, dans le monde entier, dresse contre Israël une telle vague de haineLaurence Granger rappelle : Des législations antisémites sont en vigueur en Hongrie, en Pologne, en Roumanie. En Allemagne, les lois de Nuremberg (15 septembre 1935) privent les Juifs de leurs droits de citoyens. En France, la presse d’extrême droite, en particulier Je suis partout, agonit les Juifs d’injures. Céline publie en 1937 et 1938 ses pamphlets antisémites, Bagatelles pour un massacre et L’École des cadavres (JMP, p. 712)..

La question n’est pas de savoir ce que nous pensons des Juifs en tant que Juifs, pas plus que des Auvergnats en tant qu’Auvergnats. Avant même d’examiner les problèmes que soulève déjà l’exode des persécutésEn raison surtout de l’antisémitisme en Europe centrale et orientale, la population juive de France métropolitaine a doublé entre 1918 et 1939, passant de 150 000 à 300 000 personnes., nous devons commencer par un acte public d’opposition à l’antisémitisme.

Nous ne sommes pas libres d’être antisémites ; même sous cette forme prudente qui se traduit chez beaucoup de chrétiens par cette petite phrase : Dans leur intérêt même, les Juifs…. Dieu sait ce qu’on exige des Juifs dans leur intérêt même !

Gardons-nous d’autant plus de l’antisémitisme, même larvé, que nous sommes tousVers la fin de sa vie, en février 1968, Mauriac revient sur l’ambiance antisémite qui l’a entouré dans sa jeunesse (BN, V, 23–25). — oui, tous et sans exception — les héritiers de cette haine séculaire ; sinon de cette haine, du moins de cette hostilité entretenue en nous, il faut le dire à notre décharge, par les fautes, par les maladresses d’IsraëlQuand Mauriac développera cette idée dans sa lettre d’adhésion au Comité de Patronage de La Juste Parole, elle provoquera une forte réaction dans les milieux juifs — voir Remerciements et réponse à M. Charles-François Mauriac, La Juste Parole, 20 avril 1937, p. 2–3 et Le Centre de Documentation et de Vigilance remercie M. François Mauriac et lui répond, L’Univers israélite, 92 année, no 33, 23 avril 1937, p. 508. ; et par cette flamme redoutable que la persécution attise en lui.

A ce ferment de haine, j’ai toujours opposé l’admiration que je ressens pour quelques Juifs, morts ou vivants, et l’affection que plus d’un m’inspire. Il n’est pas de meilleur antidote à la haine de race que d’arrêter sa pensée sur certains êtres qui nous sont chers. Il n’est pas de meilleure réponse aux doctrines antisémites que de constater ce que la culture française et la culture allemande doivent au ferment juif — et ce que doit, en retour, le génie d’Israël aux civilisations occidentales. (Et je ne veux pas parler ici de ce que ressentent à l’égard des Juifs ceux pour qui le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de JacobFormule juive traditionnelle (voir Ex, 3, 6 et 15 par exemple) reprise par saint Pierre en s’adressant aux hommes d’Israël (Ac, 3, 13). est quelqu’un ; ceux pour qui Jésus de Nazareth, le fils de Marie, est un ami, un frère.)

Mais nous n’avons pas à nous chercher des excuses. Voilà un des points précis où nous devons nous désolidariser des partis politiques, et en libérer avec nous la doctrine dont nous nous réclamons, l’Église dont nous sommes les enfants.

La conférence de Jacques Maritain a déplu à M. Le Provost de LaunayAncien député ARS (Action républicaine et sociale), Gaston Henri Adolphe Le Provost de Launay (1874-1957) était conseiller municipal du 8e arrondissement de Paris en février 1938. Tout en refusant l’étiquette d’antisémite, il a protesté auprès des organisateurs dominicains de la conférence de Maritain au nom de la paix intérieure et extérieure. Ses propos sont rapportés dans un article intitulé Quand M. Maritain fait l’éloge des juifs, publié en page 3 de L’Action française du 6 février 1938. et irrité l’Action FrançaiseLa séance fut houleuse. Le conférencier fut hué, injurié mais aussi applaudi. L’Action française déclencha une campagne preventive pour que Maritain ne puisse redonner sa conférence qui fut effectivement interdite, M. Le Provost de Launay, conseiller municipal de l’arrondissement, ayant opposaé son veto à toute nouvelle prise de parole. Michel Bresssolette, introduction à la correspondance Maritain-Mauriac. ; mais elle a éveillé, dans des cœurs que je connais, une immense espérance : … Ah ! vous ne pouvez imaginer, m’écrit ce matin un jeune Juif, combien sont douces à un cœur juif éternellement angoissé, éternellement anxieux, des paroles comme celles de votre ami. Peut-être, au-dessus de toutes les atrocités de ce triste monde, arriverons-nous un jour, Juifs et chrétiens, à nous tendre la main. C’est mon plus cher espoir… Il a donc suffi de quelques paroles de justice pour arracher ce cri, cet appel à un enfant violemment, presque furieusement israélite...

Et cela m’apparaît plus important que d’avoir remué la bile d’un vieux parlementaire de droite...

Mon ami juif ajoutait ce post-scriptum : Maritain refera la même conférence, dimanche prochain.... Hélas ! non, il ne la refera pas. Nous ménageons la haine.