Œuvre journalistique de François Mauriac 1937-1938

Pour Israël

Vendredi 11 février 1938
Temps présent

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BILLET

POUR ISRAËL[1][1] Article repris dans les Mémoires politiques (in JMP, p. 712-714).

par François MAURIAC.

La conférence de Jacques Mari-
tain, à laquelle je regrette amère-
ment de n’avoir pu assister, ne sera
pas répétée et je le déplore[2][2] Cette conférence prononcée le 5 février 1938 au Théâtre des Ambassadeurs, sera publiée dans La Vie intellectuelle du 25 février sous le titre « Les Juifs parmi les nations » ; cf. l’article de Mauriac du 11 mars 1938. Mais cette phrase renvoie également aux polémiques qui ont entouré cette conférence, cf. plus loin. : s’il
est un drame qui exige notre inter-
vention, c’est bien celui qui, dans
le monde entier, dresse contre Is-
raël une telle vague de haine[3][3] Laurence Granger rappelle : « Des législations antisémites sont en vigueur en Hongrie, en Pologne, en Roumanie. En Allemagne, les lois de Nuremberg (15 septembre 1935) privent les Juifs de leurs droits de citoyens. En France, la presse d’extrême droite, en particulier Je suis partout, agonit les Juifs d’injures. Céline publie en 1937 et 1938 ses pamphlets antisémites, Bagatelles pour un massacre et L’École des cadavres » (JMP, p. 712)..

La question n’est pas de savoir ce
que nous pensons des Juifs en tant
que Juifs, pas plus que des Auver-
gnats en tant qu’Auvergnats. Avant
même d’examiner les problèmes
que soulève déjà l’exode des persé-
cutés[4][4] En raison surtout de l’antisémitisme en Europe centrale et orientale, la population juive de France métropolitaine a doublé entre 1918 et 1939, passant de 150 000 à 300 000 personnes., nous devons commencer par
un acte public d’opposition à l’an-
tisémitisme.

Nous ne sommes pas libres d’être
antisémites ; même sous cette for-
me prudente qui se traduit chez
beaucoup de chrétiens par cette pe-
tite phrase : « Dans leur intérêt
même, les Juifs…
» . Dieu sait ce
qu’on exige des Juifs « dans leur
intérêt même » !

Gardons-nous d’autant plus de
l’antisémitisme, même larvé, que
nous sommes tous[5][5] Vers la fin de sa vie, en février 1968, Mauriac revient sur l’ambiance antisémite qui l’a entouré dans sa jeunesse (BN, V, 23–25). — oui, tous et
sans exception — les héritiers de
cette haine séculaire ; sinon de
cette haine, du moins de cette hos-
tilité entretenue en nous, il faut le
dire à notre décharge, par les fau-
tes, par les maladresses d’Israël[6][6] Quand Mauriac développera cette idée dans sa lettre d’adhésion au Comité de Patronage de La Juste Parole, elle provoquera une forte réaction dans les milieux juifs — voir « Remerciements et réponse à M. Charles-François Mauriac » , La Juste Parole, 20 avril 1937, p. 2–3 et « Le « Centre de Documentation et de Vigilance » remercie M. François Mauriac et lui répond » , L’Univers israélite, 92 année, no 33, 23 avril 1937, p. 508. ;
et par cette flamme redoutable que
la persécution attise en lui.

A ce ferment de haine, j’ai tou-
jours opposé l’admiration que je
ressens pour quelques Juifs, morts
ou vivants, et l’affection que plus
d’un m’inspire. Il n’est pas de
meilleur antidote à la haine de race
que d’arrêter sa pensée sur certains
êtres qui nous sont chers. Il n’est
pas de meilleure réponse aux doc-
trines antisémites que de constater

--- nouvelle colonne ---

ce que la culture française et la
culture allemande doivent au fer-
ment juif — et ce que doit, en re-
tour, le génie d’Israël aux civilisa-
tions occidentales. (Et je ne veux
pas parler ici de ce que ressentent
à l’égard des Juifs ceux pour qui
le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de
Jacob[7][7] Formule juive traditionnelle (voir Ex, 3, 6 et 15 par exemple) reprise par saint Pierre en s’adressant aux « hommes d’Israël » (Ac, 3, 13). est quelqu’un ; ceux pour
qui Jésus de Nazareth, le fils de Ma-
rie, est un ami, un frère.)

Mais nous n’avons pas à nous
chercher des excuses. Voilà un des
points précis où nous devons nous
désolidariser des partis politiques,
et en libérer avec nous la doctrine
dont nous nous réclamons, l’Église
dont nous sommes les enfants.

La conférence de Jacques Mari-
tain a déplu à M. Le Provost de
Launay[8][8] Ancien député ARS (Action républicaine et sociale), Gaston Henri Adolphe Le Provost de Launay (1874-1957) était conseiller municipal du 8e arrondissement de Paris en février 1938. Tout en refusant l’étiquette d’antisémite, il a protesté auprès des organisateurs dominicains de la conférence de Maritain au nom « de la paix intérieure et extérieure » . Ses propos sont rapportés dans un article intitulé « Quand M. Maritain fait l’éloge des juifs » , publié en page 3 de L’Action française du 6 février 1938. et irrité l’Action Françai-
se
[9][9] « La séance fut houleuse. Le conférencier fut hué, injurié mais aussi applaudi. L’Action française déclencha une campagne preventive pour que Maritain ne puisse redonner sa conférence qui fut effectivement interdite, M. Le Provost de Launay, conseiller municipal de l’arrondissement, ayant opposaé son veto à toute nouvelle prise de parole. » Michel Bresssolette, introduction à la correspondance Maritain-Mauriac. ; mais elle a éveillé, dans des
cœurs que je connais, une immense
espérance : « … Ah ! vous ne pou-
vez imaginer, m’écrit ce matin un
jeune Juif, combien sont douces à
un cœur juif éternellement angois-
sé, éternellement anxieux, des pa-
roles comme celles de votre ami.
Peut-être, au-dessus de toutes les
atrocités de ce triste monde, arrive-
rons-nous un jour, Juifs et chré-
tiens, à nous tendre la main. C’est
mon plus cher espoir… » Il a donc
suffi de quelques paroles de jus-
tice pour arracher ce cri, cet appel
à un enfant violemment, presque
furieusement israélite...

Et cela m’apparaît plus impor-
tant que d’avoir remué la bile d’un
vieux parlementaire de droite...

Mon ami juif ajoutait ce post-
scriptum : « Maritain refera la mê-
me conférence, dimanche pro-
chain... » . Hélas ! non, il ne la re-
fera pas. Nous ménageons la haine.



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