Œuvre journalistique de François Mauriac 1937-1938

Le Poignet tenu

Vendredi 28 janvier 1938
Temps présent

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BILLET

LE POIGNET TENU[1][1] Article non repris.

par François MAURIAC.

Des étudiants catholiques sont venus me demander conseil au sujet d’une revue dont le projet est à l’étude et qui grouperait la plupart de celles où s’expriment déjà leurs associations diverses. Je crois loyal de publier sur les toits ce que je leur ai dit dans le secret du cabinet[2][2] Cf. les paroles de Jésus à ses disciples : « ce que vous entendez dans le creux de l’oreille, proclamez-le sur les toits » (Mt, 10, 27)., et qui n’engage que moi-même.

C’est qui me frappe, c’est le contraste entre les publications si vivantes que les grands ordres religieux rédigent directement et l’atonie de celles qu’ils inspirent ou surveillent. Les Études, la Vie intellectuelle, les Études carméli [Note: Dans l’original on lit ici : « carmé- » .]taines[4][4] La première, Études – Revue catholique d’intérêt général est la revue des Jésuites fondée en 1856. Mauriac a publié quelques articles dans La Vie intellectuelle, notamment dans le numéro du 10 juillet 1938. La revue a été fondée en 1928, dans le prolongement de la condamnation de l’Action Française par les pères dominicains des éditions du Cerf, notamment Bernadot et Lajeunie. Elle est dirigée par le père Bernadot jusqu’au début de 1939. Cf. le livre de Jean-Claude Delbreil, La Revue « La Vie intellectuelle » : Marc Sangnier, le thomisme et le personnalisme, Éditions du Cerf, 2008. Les Études Carmélitaines sont éditées par Desclée de Brouwer (deux numéros par an) et dirigées par le père Bruno (Jacques Froissart). sont au tout premier rang des revues qui paraissent aujourd’hui. On n’en saurait dire autant de ces recueils sages, appliqués et timides, rédigés par des enfants dont on tient le poignet.

Et un autre contraste me frappe : les ressources de tous ordres dont déborde la jeunesse catholique française, intellectuelle et ouvrière, et cette grisaille des bulletins où elle s’exprime.

Je crois donc que la première condition de vie pour la jeune revue en question serait qu’on fît confiance à ses rédacteurs ; qu’on leur reconnût, pour tout ce qui ne touche pas au dogme, à la discipline et à la morale, le droit de chercher, et celui même d’être imprudents, quitte à discuter avec eux, et dans la revue même, leurs opinions. Mais il faudrait, pour que ce fût possible, que la revue n’engageât que cette jeunesse, et non pas ses maîtres…

Et c’est ici que je touche au point délicat qui est aussi, à mes yeux, le plus important : cette revue ne devrait pas représenter une zone d’influence ; on entend bien ce que je veux dire.

Elle ne devrait être le pion noir ou blanc d’aucun échiquier. Comprenez-vous ? M’entendez-vous ? Moi, je m’entends.

La direction religieuse devrait être confiée à un ecclésiastique choisi par les étudiants eux-mêmes, avec l’approbation épiscopale, et porter moins sur la revue que sur ses rédacteurs, moins sur les textes que sur les âmes.

Psichari[5][5] Ernest Psichari (1883-1914) est le petit-fils d’Ernest Renan. Son père, Jean Psichari, avait épousé, en 1882, la fille de Renan, Noémi. Son évolution spirituelle à l’intérieur de la foi catholique est racontée dans son livre posthume, Le Voyage du centurion (L. Conard, 1916), préfacé par Paul Bourget. disait qu’il est redoutable d’écrire sous le regard de la Trinité[6][6] Mauriac s’était déjà servi de cette citation dans sa biographie d’André Lafon (mort, comme Psichari, au cours de la Première Guerre mondiale), La Vie et la mort d’un poète (Bloud et Gay, 1924). François Durand fournit la référence : « Psichari, Lettres du centurion (Œuvres complètes, t. III, Conard, Paris, 1914, p. 269) » (OA, p. 845).. C’est en cette présence qu’une jeune revue catholique devrait être rédigée, mais par des hommes libres — et non par des garçons coiffés encore de leur casquette à liséré bleu ou à galon d’or.

J’exprime ici une opinion personnelle. Il se peut qu’elle soit téméraire et que mes conseils soient inapplicables. Mais ce dont je suis certain c’est que nous vivons dans un dur monde où il n’y a plus de place pour les enfants en lisière, et où ce qui devrait distinguer d’un jeune stalinien et d’un jeune fasciste un jeune catholique, c’est l’attitude dégagée, libre, fière de ceux qui sur toute question posée n’ont pas à demander la permission de penser ce qu’ils pensent.



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