Pins brûlés, illusions perdues…

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François Mauriac Pins brûlés, illusions perdues… Le Figaro 1 1937-08-18 Paris Le Figaro

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Mercredi 18 août 1937 Le Figaro CHRONIQUE PINS BRULÉS ILLUSIONS PERDUES…Article repris dans Journal III (JMP, p. 200-201). Par FRANÇOIS MAURIAC de l’Académie française.

AUTOUR du jardin frais et sombre, s’étend à l’infini la pâleur brûlée des javelles, des chaumes. Nous sommes en France, à la lisière du Valois. Tout pays qui ne fut pas familier à notre enfanceOn lit : entance dans l’original. est inconnu. Je contemple en étranger l’orée noire des bois à l’horizon d’une plaine moissonnée, moins dorée qu’elle n’est blanche sous ce faible soleil.

Monde sans ardeur et sans parfum. Le vent cruel de la Gironde n’apporte pas jusqu’ici l’odeur délicieuse et atroce de mes pins en proie au feu. Peut-être Dieu aimet-il cet âcre encens qui s’élève vers lui des bords où je suis né ? Je ne lui dis pas comme Pascal : Que votre fléau me consoleJean Touzot donne la source de la citation :Prière pour demander à Dieu le bon usage de la maladie, Œuvres complètes, op. cit., II, p. 185 (JMP, p. 200). ! Je peux lui parler d’autre chose, je peux avoir d’autres pensées. Tel est le bienfait de cette dure époque : en nous le tenace instinct paysan est entamé ; ce lopin qui nous est échu ne fait presque plus partie de notre chair. Nous en sommes d’avance détachés — non par vertu, mais parce que nous ne croyons plus à la durée du patrimoine accru et transmis. Nous avons perdu la foi en la terre ; nous la quittons en esprit avant qu’elle nous ait quittés. L’idole de sable, le Dieu d’argile couronné de pampres, éventé de branches de pins, orgueil et amour de mes pères endormis, je lui interdis désormais de troubler les pensées, les songes de mon déclin.

Rien ne nous appartient que ces songes et ces pensées — rien, que notre âme et cette Présence qui en elle frémit lorsqu’elle en est digne. Rien n’est à nous que cette âme qui n’appartient à personne. A personne, à aucun parti, à aucun chef. Vérité qu’il est doux de tenir et d’étreindre, dans cette misérable Europe.

Ces pins brûlés vivants dont les corps calcinés n’entendront plus les cigales, ni les vagues, ni l’aile sifflante des palombes, tous les Français sans doute n’en possèdent pas, mais il est d’autres forêts au fond des êtres forêts : d’illusions anéanties.

On dit : C’est la cigarette d’un promeneur, ou c’est une vengeance… Le feu ne prend pas tout seul. Non, il ne prend pas tout seul, mais quelquefois la foudre frappe un grand pin, l’allume comme une torche et la flamme rampe, saute, dévore ses frères innombrables. Que d’espoirs se consument dans les hommes d’aujourd’hui ! Que de jeunes êtres souffrent de porter en eux une cendre encore brûlante ! Chaque jour, sur la ligne de l’horizon politique, montent les colonnes noires des incendies. A droite, à gauche, une jeunesse hagarde, surgie d’entre les décombres, exige des comptes. Quel parti, à cette heure, ne mérite pas que la jeunesse l’abandonne ?

Beaucoup vont en U.R.S.S. et en reviennent… Mais il ne s’agit pas seulement de pays ; on peut dire aussi d’un homme : J’en suis bien revenu ! De combien d’hommes, les jeunes Français ne sont-ils pas revenus ? Des Communistes aux Monarchistes, ils pourraient tous revendiquer le titre d’un journal d’extrême-droite : l’InsurgéNote de Jean Touzot (JMP, p. 201) : Hebdomadaire de combat, qui se réclamait aussi d’Édouard Drumont, le polémiste antisémite de La Libre Parole, L’Insurgé avait été fondé, en 1937, par Jean-Pierre Maxence et Thierry Maulnier., et se serrer les coudes autour de cette bannière blanche et noire.

L’honneur de servirNote de Jean Touzot (JMP, p. 201) : L’Honneur de servir. Textes réunis pour contribuer à l’histoire d’une génération (1912–1937). Cette œuvre d’Henri Massis ne paraîtrait chez Plon qu’en 1941. Mauriac en connaissait, semble-t-il, la prépublication en revue., noble titre, certes, et dont le sens peut être sublime. Mais servir qui ? Servir à quoi ? Il n’est pas trop tard pour vous poser la question, pour que vous vous la posiez à vous-même, cette fois, et non plus à ces bergers qui ne sont même pas des loups puisqu’ils se mangent entre eux. Vous en avez tant suivi sur des chemins perdus, sur des chemins morts ! Je songe à ce cri guttural qui, dans la lande, rassemble les brebis et les pousse d’un seul côté, toutes à la fois, dans un flot de laine sale, dans une odeur de suint. Ainsi les foules ouvrières ou bourgeoises se précipitent tête basse là où un cri les rassemble.

Oublions les pins brûlés, les illusions perdues. Le fléau nettoie et purifie. Nous sommes délivrés de ce que Dieu a détruit. Et il ne reste plus que ce fonds inaliénable, ce trésor qui nous sera redemandé au dernier jour, ce cœur qui ne se donnera plus parce qu’il est déjà possédé.

François Mauriac, de l’Académie française.