Œuvre journalistique de François Mauriac 1937-1938

Le Petit Nombre

Vendredi 8 juillet 1938
Temps présent

Page 1

BILLET

LE PETIT NOMBRE[1][1] Article non repris.

par François MAURIAC.

Nous répétons volontiers qu’il existe en France, aujourd’hui, une renaissance catholique dans les grandes [Note: On lit « grande » dans l’original.] Écoles, dans la jeunesse ouvrière…

En réalité il est difficile de prouver que certaines époques sont plus chrétiennes que d’autres[3][3] En 1957, François Mauriac fut plus pessimiste encore en affirmant qu’ « à aucun moment » , le monde n’a été chrétien (BN, I, 449)..

La grâce est impondérable et elle est invisible. Ici, l’apparence ne compte pas et il faut se méfier de la façade. Nous ne doutons pas que le nombre de hosties distribuées ne s’accroisse merveilleusement dans les villes reconquises par les armées de Franco[4][4] On voit très clairement la progression des forces franquistes à travers trois cartes qui montrent la situation politico-militaire en août 1936, en octobre 1937, et en novembre 1938., mais nul ne sait ce que voit le Dieu qui sonde les cœurs[5][5] Formule que l’on trouve souvent dans la Bible (Ps, 139, 23 ; 1 Ch, 28, 9 ; Rm, 8, 27 ; Ap, 2, 23, etc.)..

Je me suis parfois demandé si la grâce n’était point toujours d’une puissance égale dans le monde ; aussi forte qu’elle fut jamais lorsque nous la croyons vaincue[6][6] Cf. la déclaration divine que saint Paul affirme avoir entendue : « Ma grâce te suffit : car la puissance se déploie dans la faiblesse. » (2 Co, 12, 9)., et d’autant plus menacée qu’elle triomphe en apparence.

Je crois que si on interrogeait les êtres qui s’efforcent de correspondre aux exigences de la grâce en eux, ils nous répondraient qu’à mesure qu’ils luttent et qu’ils avancent, ils ont, au milieu des hommes et même de leurs frères, le sentiment d’une solitude douloureuse. Ils nous diraient que c’est toujours au désert que Dieu conduit ceux qu’Il aime[7][7] Cette phrase ne rappelle pas seulement le titre d’un roman de Mauriac — Le Désert de l’amour, Grasset, 1925 — mais renvoie également à une tradition biblique qui imprègne le début de l’évangile de saint Marc où le récit de la tentation de Jésus au désert fait directement suite à une déclaration d’amour divin lors de son baptême (Mc, 1, 11–13)..

Un ami[8][8] Il s’agit du critique littéraire Henri Guillemin (1903–1992), né à Mâcon. Après avoir travaillé comme le secrétaire de Marc Sangnier, il passa dans le monde universitaire et enseigna à l’université de Bordeaux de 1938 à 1941. Mauriac fut le témoin de son mariage à Jacqueline Rödel et le parrain de leur premier enfant. me parlait avec tristesse des églises vides, dans le pays de Mâcon où il habite. Mais même aux époques dites de foi, les églises furent souvent vides, desservies par un clergé ignorant et parfois scandaleux. Un autre correspondant, un jeune prêtre normand, se plaint de ce que dans la région en apparence plus chrétienne où il exerce son ministère, les résultats obtenus soient médiocres, et il en accuse le manque de détachement du clergé et sa désobéissance aux directions pontificales.

Mais la vraie raison, la raison éternelle, c’est que la grâce heurte la nature, c’est que chacune de ses victoires se traduit par le refoulement, par la domination d’une convoitise : une église pleine devrait nous étonner, non une église vide. Le grand nombre des chrétiens déclarés n’est qu’un leurre — et nous-même, nous mesurons chaque jour l’écart entre l’Évangile que nous professons et la vie que nous vivons. Le secret de la grâce, c’est qu’un petit nombre lutte, souffre et triomphe pour la masse des êtres[9][9] Nous retrouvons ici le thème de la réversibilité des mérites cher à Mauriac. — en union avec Celui qui est mort seul pour tous les hommes.

Il est impossible que nous devenions « la masse » .

Les chrétiens ne seront jamais que le levain et que le sel[10][10] Allusion à deux textes évangéliques : « Le Royaume des Cieux est semblable à du levain qu’une femme a pris et enfoui dans trois mesures de farine, jusqu’à ce que le tout ait levé » (Mt, 13, 33) et « Vous êtes le sel de la terre. Mais si le sel vient à s’affadir, avec quoi le salera-t-on ? » (Mt, 5, 13).. Et c’est pourquoi, plus encore que de se multiplier, ils devraient avoir le souci de ne pas s’affadir.



Date:
© les héritiers de François Mauriac (pour le texte des articles) et les auteurs (pour les notes)