La Perle sans prix

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François Mauriac La Perle sans prix Temps présent 1 1938-11-11 Paris Temps présent

Vendredi 11 novembre 1938 Temps présent BILLET LA PERLE SANS PRIXLe titre renvoie à la parabole de la perle (Mt, 13, 45–46) qui compare le Royaume des Cieux à un négociant qui vend tout ce qu’il possède pour acheter une perle de grand prix qu’il a trouvée. par François MAURIAC.

Les paroles de Hitler à l’égard de la France nous retiennent moins que ses actes, ou plutôt c’est à l’écart entre ses actes et ses paroles que nous mesurons notre confianceMauriac se réfère ici aux assurances données par Hitler, dans des entretiens avec des journalistes français, que, dans cette période qui suivit immédiatement les accords de Munich, il ne souhaitait que la paix et les meilleures relations possibles avec la France..

Qu’y a-t-il de vrai dans ce qu’on nous rapporte de la propagande allemande en Alsace ? Est-il exact que les fonds de commerce n’y restent pas longtemps à vendre et que ce sont les Allemands qui les achètent ? Est-ce un hasard si l’édition de Mein KampfMein Kampf, livre de Hitler, exposant ses doctrines nationalistes (1925-26). La traduction française (assurée par André Calmettes) parut en 1934, contre la volonté de Hitler, chez les Nouvelles Éditions latines sous le titre Mon Combat. en vente sur les boulevards de Paris a été expurgée avec soin de toutes les menaces qui nous concernent, et même, m’assure-t-on, d’un certain chapitre sur le bon usage du mensonge ? Me trompe-t-on lorsqu’on m’affirme que telle grossière feuille antisémite, distribuée sur les mêmes boulevards, est traduite mot pour mot de l’allemand et que les traducteurs ne sont même pas de chez nousLa propagande allemande en France dans ces mois post-munichois fut dirigée par l’agent allemand francophile Otto Abetz. Des journalistes français — et même des journaux ! — furent achetés par des promesses de publication en Allemagne. Le quotidien ouvertement fasciste de Doriot, La Liberté, fut subventionné directement par Berlin. Les traductions de livres allemands en France (et de livres français en Allemagne) firent partie de ce trafic. Voir François Goguel, La Politique des partis sous la Troisième République, Seuil, 1958. ?

Il n’existe pas de désastres irréparables en politique extérieure. La seule victoire allemande qui nous paraisse mortelle, c’est celle que le nazisme cherche à obtenir sur l’esprit français. Ici, ce qui est en jeu dépasse infiniment la France elle-même. Nous ne saurions trop le répéter : que nous le voulions ou non et quels que soient nos fautes, nos manquements, nos trahisons, nous n’en demeurons pas moins, en face du nazisme triomphant, les dépositaires d’un trésor, d’une perle sans prix, que nous cachons comme le petit Tarcisius pressait contre sa poitrine les Saintes EspècesTarcisius, cet enfant […] qui traverse l’Église primitive avec l’eucharistie contre sa poitrine, et qui préfère mourir plutôt que de livrer ce Dieu qu’il porte caché sous sa tunique (Mauriac, La Pierre d’achoppement, Éditions du Rocher, 1951, in OA, p. 332) fut un martyr du troisième siècle, connu uniquement par une inscription du Pape Damase I et par un roman historique en anglais, Fabiola or the Church in the Catacombs, écrit par le Cardinal Wiseman en 1854. Sa fête se célèbre le 15 août, mais parce que cette date est aussi celle de l’Assomption, Tarcisius n’est pas mentionné dans le Calendrier romain général, mais seulement dans la Martyrologie romaine. Mauriac utilise la même histoire dans BN, IV, 316..

Et si quelques-uns jugent que c’est faire trop d’honneur à une vieille nation coupable et humiliée que de la comparer à un enfant très pur et qui meurt pour ne pas livrer son Dieu, je répondrai que le vrai visage et le vrai cœur des nations, c’est le visage et le cœur de leur jeunesse, — et qu’en France ce sont des mains pures qui tiennent fortement la perle sans prix et qui la serrent contre un cœur où Dieu est vivant.