Œuvre journalistique de François Mauriac 1937-1938

Le Père a répondu

Vendredi 2 juillet 1937
Sept

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LE BILLET DE FRANÇOIS MAURIAC

Le Père a répondu

C’était l’heure du courrier ; d’après le libellé des adresses, j’augurais des approbations ou des injures. Un jeune homme m’écrivait : « ... La justice du général Franco, je l’espère, frappera sans faiblesse et aussi sans vaine cruauté les responsables basques, au moins ceux qui n’auront pas fui. J’espère qu’il sera inexorable pour les prêtres et pour les civils… » Impossible d’aller plus avant : de toutes les sortes de férocités, celle qui naît de la niaiserie est la moins supportable.

Pour reprendre haleine, j’ouvris alors Le Figaro, et d’abord ce titre me sauta aux yeux : Une démarche du Vatican auprès du général Franco[1][1] L’article se trouve en bas de la page 3 du Figaro du 25 juin 1937.. Suivait la dépêche officielle de la Cité du Vatican, datée du 24 juin : « Le cardinal, secrétaire d’État Eugenio Pacelli[2][2] Eugenio Pacelli (1876-1958), alors secrétaire d’état au Vatican, sera élu pape en mars 1939, et prendra le nom de Pie XII. a télégraphié au nom du Pape à l’Archevêque de Tolède, représentant officieux du Saint-Siège auprès du gouvernement de Burgos, le chargeant d’intervenir auprès du général Franco pour que celui-ci apporte la plus grande modération dans les opérations militaires du secteur de Biscaye, où il se trouve en présence d’une population et d’un clergé catholiques. Cette initiative n’est pas le résultat de la réunion de la Congrégation des affaires ecclésiastiques extraordinaires qui s’est tenue dimanche dernier. Elle a été prise à la suite d’une intervention de personnalités politiques françaises[3][3] Cf. « Pour le peuple basque » , Le Figaro, 17 juin 1937, p. 1. » . Ces dernières lignes, d’une charité toute gratuite, expriment ce que S. É. le cardinal Pacelli a dans le cœur pour ses amis de France.

On nous avait dit : « Le Pape n’a pas besoin que vous lui dictiez sa conduite… » Nous n’avions pas eu non plus cette pensée ridicule, mais il n’est pas défendu de prier en vue d’une grâce temporelle. Nous avions crié vers notre Père, en acceptant d’avance de n’être pas exaucés, visiblement. D’autres se moquaient : « Le Pape fait la sourde oreille… » , écrivait l’Œuvre[4][4] Quotidien où parut en feuilleton en 1916 Le Feu de Barbusse. Favorable au Front populaire, il fut dirigé à partir de juillet 1940 par Déat et devint un organe de la collaboration.. Et tout à coup, cette réponse si prompte, si pleine de miséricorde ! Nous avions frappé à la porte et elle s’ouvrait[5][5] Cf. Mt, 7, 7 : « Demandez et l’on vous donnera ; cherchez et vous trouverez ; frappez et l’on vous ouvrira. » . Nous ressentîmes alors l’émerveillement étonné des hommes de peu de foi[6][6] Jésus qualifie ses disciples de « gens » ou « homme(s) de peu de foi » à plusieurs reprises dans l’évangile (surtout celui de Saint Matthieu : voir Mt, 6, 30 ; 8, 26 ; 14, 31 ; 16, 8 ; 17, 20).

Quelle sera l’attitude du vainqueur ? Rien n’a transpiré encore des mesures arrêtées à l’égard des adversaires, prêtres ou fidèles, tombés entre ses mains. Les manifestes publiés avant la prise de la ville ne rassurent parce qu’ils se ramènent tous au mot terrible du plus fort, pour qui la résistance est un crime : « Que les bons se rassurent et que les méchants tremblent[7][7] Napoléon III, « Proclamation au peuple français » , 13 juin 1849 : « Il est temps que les bons se rassurent et que les méchants tremblent. » ! »

Où sont les bons ? Où sont les méchants ? Tous les uns à gauche et tous les autres à droite comme au dernier jugement[8][8] Allusion à la dernière section du discours eschatologique de Jésus dans l’évangile selon Saint Matthieu (Mt, 25, 31–46). Jésus envisage le jugement dernier en termes d’une séparation des « nations » : « le Fils de l’homme […] placera les brebis à sa droite, et les boucs à sa gauche » (v. 33) — le premier groupe est qualifié de « béni » et le second de « maudit » . ? Nous ne le pensons pas…

Et nous ne faisons pas au général Franco l’injure de le croire incapable d’une discrimination éclairée par la prière. Du moins, les Basques savent-ils aujourd’hui qu’ils ne sont pas traités en fils réprouvés, qu’ils ont toujours leur place à la table du père de famille et qu’aucun de leurs frères n’a le droit de les en chasser sous prétexte qu’ils sont responsables de leur malheur. Cette responsabilité, après avoir lu le livre de Bernoville, je l’admettais en partie au moment où dans Le Figaro je plaidais pour eux ; mais des témoignages qui m’arrivent depuis une semaine éclairent le drame basque d’une lumière nouvelle. Et sans doute, il importe de les discuter, de s’informer. Le jour où nous connaîtrons toute la vérité, nous la dirons[9][9] Il n’est pas certain que Mauriac ait été satisfait du communiqué du Vatican : la répression fut féroce. En 1944, il rappelle qu’à ses objurgations concernant le clergé basque, répondit « un certain silence lourd qui venait de haut » ( « L’Inquiétude catholique en France » , Le Figaro, 1er novembre 1944, p. 1 ; JMP, p. 565). .



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