Publication Information
VOILA sans doute la première vie
qu’ait écrite l’auteur de
Romancée
nous raconte sa propre histoire : il écrit
après tant d’autres ses Mémoires ima
.
Mais en nous faisant le por
ginairesmémoires imaginaires
pour qualifier
trait
de l’homme qu’il aurait voulu être,
ou qu’il croit avoir été, il se découvre,
et nous voyons mieux l’homme qu’il est.
C’est l’intérêt profond de ses œuvres où
la fiction apparaît comme un arrangement
du réel, une transposition, où le décalage per
met
de brouiller les pistes et les figures, sans
rien changer d’essentiel à ce qui fut. Ce gros
et beau livre de quatre cent trente-deux pages
constitue le bilan d ‘une vie, et cela est ines
timable.
Un gros livre… un peu trop gros
être
le panorama excède-t-il la portée du
regard de notre auteur : le meilleur écrivain
étudie ses frontières avec un soin lucide ; à
la base de toute réussite, il y a, chez un
artiste, la connaissance exacte de ce qui de
meure
hors de sa prise. A mesure que le récit
de Pourtalès côtoie de moins près l’histoire
sentimentale du héros pour rejoindre l’His
toire
tout court, l’intérêt diminue. Ce que
Tolstoï a réussi dans
passage insensible de la fiction à la réalité,
cette atmosphère commune aux créatures in
ventées
et aux personnages historiques : Na
poléon,
Alexandre, Kutusof
fut-il pas trop ambitieux d’y prétendre ? Je
souhaite que, sur ce point, mon impression
ne soit pas partagée par d’autres lecteurs,
mais ses souvenirs de guerre m’ont paru sur
ajoutés
et comme épinglés sur le tissu vivant
d’un récit par ailleurs admirable : le sang
à travers eux ne circule pas.
Malgré soi, on passe vite pour rejoindre
Paul de Villars, Louise, Antoinette, toutes
ces créatures que nous n’oublierons plus dans
cette Genève des vingt premières années du
siècle où Paul de Villars a eu l’heureuse for
tune
de naître
Fortune périlleuse, comme le sont toutes
nos chances : pour qui veut peindre son épo
que
cela semble d’abord une bénédiction que
d’être né à un carrefour de l’Europe. Le
danger est la dispersion ; le risque est de
perdre en profondeur ce que l’on gagne en
surface. Le héros de
la France, par Calvin et par Rousseau, par
la Grâce et par la Nature, par l’esprit de
caste et par l’amour de l’art, si jamais il écrit
un livre devra l’appeler, non plus
miraculeuse
Issu d’une famille patricienne et hugue
note,
il a observé sur lui-même les signes de
cette révolution qu’à toutes les époques et
dans tous les pays les enfants croient décou
vrir
lorsqu’ils se comparent à leurs parents.
Cette fresque d’une société qui se décom
pose,
si elle ne constitue pas le meilleur de
moignage
essentiel que l’historien des mœurs
européennes ne devra jamais plus oublier. Je
reproche seulement au peintre de ne pas avoir
suffisamment pris ses distances, de ne s’être
pas assez détaché de sa peinture. J’ignore
si, en réalité, dans ce duel genevois
pose
l’aristocratique rue des Granges aux
rues basses
peuplées de la plus vile pe
tite
bourgeoisie, tous les excentriques char
mants,
tous les beaux cœurs désintéressés se
trouvent du côté des patriciens et si, de
l’autre côté pullulent les escrocs, les mar
chands
de biens et les pilleurs d’épaves. En
tout cas, il est un peu irritant de voir que
M. de Pourtalès accorde à son noble héros,
non seulement l’inspiration du musicien et
du poète, mais encore le privilège de la pau
vreté,
de cette pauvreté dorée qui n’impli
que
aucune privation réelle. On sent qu’il se
glorifie de cette fausse indifférence à l’ar
gent
remarquable chez certaines belles âmes
qui s’y intéressent d’autant moins qu’elles
sont assurées que, quoi qu’elles fassent, elles
n’en manqueront jamais. Ce qu’il y a sur
tout
de miraculeux dans la pêche de M. de
Pourtalès, c’est qu’ayant jeté la nasse dans
son lac natal il n’en ait retiré que de gros
poissonsgros poissons
(
tous dévorer par un infâme fretin.
Dirai-je que, sur ce point, mon expérience
est assez différente de la sienne ? Une des
raisons qui m’a toujours détourné d’écrire
l’histoire du Monde
, c’est qu’elle se ra
mènerait
pour l’essentiel à ces drames de
l’argent que Balzac a déjà traitésfiançailles rompues
avec Marianne Chausson en juin 1911.
être
est-ce encore trop dire : on a de pauvres
histoires d’argent sans drame, et qui ne mé
ritent
que le silence.
Je note d’ailleurs que dans
raculeuse
s’attaquent qu’à des patrimoines déjà fort
endommagés, sinon détruits, par des spécu
lations
imprudentes. Ce n’est point leur déta
chement
qui ruine les patriciens, mais une
avidité maladroite à faire sortir l’argent de
l’argent.
Quel que soit l’intérêt profond de cette
étude d’une société finissante, ce qui donne
à ce beau roman sa durable valeur, c’est
qu’il aurait droit, bien plus que le chef-
d’œuvre
de Flaubert, à ce titre magnifique :
une réserve à formuler : les nuances, les sin
gularités
des deux amours de Paul de Vil
lars
pour Louise et pour Antoinette mérite
raient
d’être étudiées, une à une. Louise
d’abord, petite bourgeoise passionnée : cœur
brûlant dans un corps froid. C’est la mer
veille
de cette peinture que Pourtalès ne verse
jamais dans la physiologie et que pourtant,
comme il arrive presque toujours avec les
femmes, la clef de son personnage soit de
l’ordre le plus charnel
on
malaisément ailleurs, dans le canton de
Genève, à explorer ces régions étranges et
indéfinissables où le protestantisme tourne
à la frigidité. Les romanciers de l’amour
,
ceux qui souhaiteraient de faire inscrire sur
leur tombeau le vers que Porto-Riche a
gravé sur le sien :
, ignorent de
nom dans l’histoire du cœur
parti pris cette double fatalité qui interdit
à tant de corps humains d’avoir une histoire :
la frigidité et l’impuissance. Terrible destin
que celui d’un cœur qui poursuit sa route,
enchaîné à ce serviteur inutile !
L’
trop de précautionsprécautions
Mauriac fait allusion aux ruses de Stendhal pour cacher le fait qu’Octave de Malivert est impuissant.
pas si loin : il nous livre Louise telle qu’elle
est, en une de ces histoires banales, mais
qu’on ne raconte jamais. La scène du fias
(le
cofiasco
est du côté de la femme)
dans un hôtel de Lausanne, où le décor est
décrit en liaison avec cet inimaginable bon
heur
qui aurait pu être, ce ratage devant le
lac, face à la Savoie obscure, au plus secret
d’une nuit chaude et complice, cela touche à
un point de notre drame, toujours esquivé.
Si Pourtalès avait centré son roman autour
de ce chapitre… mais l’essentiel est de l’avoir
écrit. De la page 210 à la page 242, notre
auteur s’égale aux plus grands : … Et il
sillusion,
de mort, de chose finie…
On aurait pu craindre que la femme qui
consolera le peintre de Louise, cette Antoi
nette
toute livrée à son instinct, apparût un
peu conventionnelle et inventée pour la re
cherche
du contraste. Il n’en est rien : An
toinette
demeure aussi vivante que Louise
— bien qu’elle incarne la rancune de Pour
talès
contre Calvin et qu’il semble opposer
aux religionnaires sans entrailles aux yeux
desquels la chair est le péché, ce petit être
brûlant qui ne connaît que sa chair et qui
ne connaît pas le péché.
Car sur ce roman genevois l’ombre de Cal
vin,
celles de François de Sales et de Jean-
Jacques
ques
enveloppent la barque des amants. Sur
ce terrain-là aussi, M. de Pourtalès est écar
telé :
l’Esprit souffle où il veut et fait tour
ner
à tout vent de doctrine
(Le même mot désigne le
) et Ainsi nous ne serons plus des enfants, nous ne nous laisserons plus
(
huguenots que la révocation chassa de France
et qui, sans doute, ne reconnaîtraient pas
leur enfant dans ce paroissien mélomane du
vicaire savoyardProfession de foi du Vicaire savoyard
constitue le IVe livre du traité de Jean-Jacques Rousseau,
Autour de Paul de Villars, de Louise,
d’Antoinette, tout un monde vit où les vi
sages
expressifs abondent, dont chacun mé
riterait
une étude particulière. Je note que
je les sens vrais, et j’ai pourtant l’impression
d’en voir quelques-uns pour la première fois.
Cela est étranger : le plus russe des personna
ges
de Dostoiewsky… je le rejoins sans peine :
les souvenirs d’enfant de ce petit boyard
de Tolstoï, en Russie féodale, recoupent
ceux du petit garçon bordelais que je fus…
Les Genevois de Pourtalès, si proches de moi
dans l’espace et dans le temps, ne me res
semblent
pas, ou du moins je ne me recon
nais
jamais en eux : à cause du climat reli
gieux,
sans aucun doute ; Calvin a créé une
race… Mais ce serait un autre article : rien
ne témoigne mieux de la richesse d’un livre
que cette prolifération d’idées, d’impressions,
de souvenirs que suscite en nous sa lecture.
gissent
notre connaissance de l’homme. Je
l’ai trouvé long quand je l’ai ouvert pour
la première fois, mais il m’a suffi d’une se
maine
pour le dévorer
. Et je continue
de vivre avec lui.