Œuvre journalistique de François Mauriac 1937-1938

La Pêche miraculeuse

Vendredi 25 juin 1937
Gringoire

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LES LETTRES

La Pêche miraculeuse

par François MAURIAC, de l’Académie française

VOILA sans doute la première « vie
Romancée » qu’ait écrite l’auteur de
Franz Liszt. Ce n’est pas que dans
La Pêche miraculeuse Guy de Pourtalès[1][1] Écrivain suisse, Guy de Pourtalès (1881-1941) était l’auteur d’une vingtaine de livres — essais critiques, plusieurs biographies dont La Vie de Franz Liszt (Gallimard, 1925) et romans. La Pêche miraculeuse (Gallimard, 1937) reçut Le Grand Prix du roman de l’Académie française.
nous raconte sa propre histoire : il écrit
après tant d’autres ses « Mémoires ima-
ginaires[2][2] Cf. Georges Duhamel, Remarques sur les mémoires imaginaires (Mercure de France, 1934). En 1951, Mauriac se servira de la désignation « mémoires imaginaires » pour qualifier Le Mystère Frontenac (1933) dans la préface du tome IV de ses Œuvres complètes (ORTC, II, 885). » . Mais en nous faisant le por-
trait de l’homme qu’il aurait voulu être,
ou qu’il croit avoir été, il se découvre,
et nous voyons mieux l’homme qu’il est.
C’est l’intérêt profond de ses œuvres où
la fiction apparaît comme un arrangement
du réel, une transposition, où le décalage per-
met de brouiller les pistes et les figures, sans
rien changer d’essentiel à ce qui fut. Ce gros
et beau livre de quatre cent trente-deux pages
constitue le bilan d ‘une vie, et cela est ines-
timable.

Un gros livre… un peu trop gros[3][3] 432 pages…. Peut-
être le panorama excède-t-il la portée du
regard de notre auteur : le meilleur écrivain
étudie ses frontières avec un soin lucide ; à
la base de toute réussite, il y a, chez un
artiste, la connaissance exacte de ce qui de-
meure hors de sa prise. A mesure que le récit
de Pourtalès côtoie de moins près l’histoire
sentimentale du héros pour rejoindre l’His-
toire tout court, l’intérêt diminue. Ce que
Tolstoï a réussi dans Guerre et Paix[4][4] Léon Tolstoï (1828-1910). La Guerre et la paix, publié entre 1865 et 1869 dans le périodique Russii Vestnik et en volume en 1869, raconte l’histoire de la Russie à l’époque de Napoléon, 1805-1820. Par sa façon de mélanger la fiction et la réalité, surtout dans ses descriptions de batailles, Tolstoï est souvent considéré d’avoir renouvelé l’art du roman. ce
passage insensible de la fiction à la réalité,
cette atmosphère commune aux créatures in-
ventées et aux personnages historiques : Na-
poléon, Alexandre, Kutusof[5][5] Alexandre 1er (177-1825) devint tsar de la Russie en 1801. Mikhaïl Koutouzov (1745-1813) était général dans l’armée russe et vainqueur de Napoléon en 1812., Pourtalès ne
fut-il pas trop ambitieux d’y prétendre ? Je
souhaite que, sur ce point, mon impression
ne soit pas partagée par d’autres lecteurs,
mais ses souvenirs de guerre m’ont paru sur-
ajoutés et comme épinglés sur le tissu vivant
d’un récit par ailleurs admirable : le sang
à travers eux ne circule pas.

Malgré soi, on passe vite pour rejoindre
Paul de Villars, Louise, Antoinette, toutes
ces créatures que nous n’oublierons plus dans
cette Genève des vingt premières années du
siècle où Paul de Villars a eu l’heureuse for-
tune de naître[6][6] Les trois personnages principaux du roman : Paul de Villars appartient à une vieille famille genevoise ; Louise, la nièce du secrétaire de la famille et dont Paul est amoureux, devient folle et se suicide dans le lac de Genève ; Antoinette, sa cousine et qu’il épouse..

Fortune périlleuse, comme le sont toutes
nos chances : pour qui veut peindre son épo-
que cela semble d’abord une bénédiction que
d’être né à un carrefour de l’Europe. Le
danger est la dispersion ; le risque est de
perdre en profondeur ce que l’on gagne en
surface. Le héros de La Pêche miraculeuse,

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inégalement attiré par l’Allemagne et par
la France, par Calvin et par Rousseau, par
la Grâce et par la Nature, par l’esprit de
caste et par l’amour de l’art, si jamais il écrit
un livre devra l’appeler, non plus La Pêche
miraculeuse
, mais La Rose des vents.

Issu d’une famille patricienne et hugue-
note, il a observé sur lui-même les signes de
cette révolution qu’à toutes les époques et
dans tous les pays les enfants croient décou-
vrir lorsqu’ils se comparent à leurs parents.
Cette fresque d’une société qui se décom-
pose, si elle ne constitue pas le meilleur de
La Pêche miraculeuse restera comme un té-
moignage essentiel que l’historien des mœurs
européennes ne devra jamais plus oublier. Je
reproche seulement au peintre de ne pas avoir
suffisamment pris ses distances, de ne s’être
pas assez détaché de sa peinture. J’ignore
si, en réalité, dans ce duel genevois[7][7] Construites au début du XVIIIe siècle les maisons de la Rue des Granges étaient les demeures des riches genevois et formèrent un centre de conservatisme calviniste ; le quartier des rues basses avec son accès au lac était le centre des anciennes industries et commerces de la ville — imprimeries, horlogeries, bijouteries, menuiseries… qui op-
pose l’aristocratique rue des Granges aux
« rues basses » peuplées de la plus vile pe-
tite bourgeoisie, tous les excentriques char-
mants, tous les beaux cœurs désintéressés se
trouvent du côté des patriciens et si, de
l’autre côté pullulent les escrocs, les mar-
chands de biens et les pilleurs d’épaves. En
tout cas, il est un peu irritant de voir que
M. de Pourtalès accorde à son noble héros,
non seulement l’inspiration du musicien et
du poète, mais encore le privilège de la pau-
vreté, de cette pauvreté dorée qui n’impli-
que aucune privation réelle. On sent qu’il se
glorifie de cette fausse indifférence à l’ar-
gent remarquable chez certaines belles âmes
qui s’y intéressent d’autant moins qu’elles
sont assurées que, quoi qu’elles fassent, elles
n’en manqueront jamais. Ce qu’il y a sur-
tout de miraculeux dans la pêche de M. de
Pourtalès, c’est qu’ayant jeté la nasse dans
son lac natal il n’en ait retiré que de gros
poissons[8][8] Le titre du roman de Pourtalès renvoie à deux récits bibliques de pêches miraculeuses dans les eaux du lac de Tibériade (Lc, 5, 4–7 ; Jn, 21, 4–11). Selon l’évangile de Jean, après avoir jeté le filet, les disciples ont pris 153 « gros poissons » (Jn, 21, 11). candides et innocents qui se laissent
tous dévorer par un infâme fretin.

Dirai-je que, sur ce point, mon expérience
est assez différente de la sienne ? Une des
raisons qui m’a toujours détourné d’écrire
l’histoire du « Monde » , c’est qu’elle se ra-
mènerait pour l’essentiel à ces drames de
l’argent que Balzac a déjà traités[9][9] Comme on le sait Mauriac dévora les romans de Balzac qu’il avait trouvés dans la collection de son père à Malagar après les « fiançailles rompues » avec Marianne Chausson en juin 1911. ; et peut-
être est-ce encore trop dire : on a de pauvres
histoires d’argent sans drame, et qui ne mé-
ritent que le silence.

Je note d’ailleurs que dans La Pêche mi-

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raculeuse
les aigrefins des rues basses ne
s’attaquent qu’à des patrimoines déjà fort
endommagés, sinon détruits, par des spécu-
lations imprudentes. Ce n’est point leur déta-
chement qui ruine les patriciens, mais une
avidité maladroite à faire sortir l’argent de
l’argent.

Quel que soit l’intérêt profond de cette
étude d’une société finissante, ce qui donne
à ce beau roman sa durable valeur, c’est
qu’il aurait droit, bien plus que le chef-
d’œuvre de Flaubert, à ce titre magnifique :
L’Éducation sentimentale[10][10] Aux Éditions Nelson, 1869.. Ici il n’y a pas
une réserve à formuler : les nuances, les sin-
gularités des deux amours de Paul de Vil-
lars pour Louise et pour Antoinette mérite-
raient d’être étudiées, une à une. Louise
d’abord, petite bourgeoise passionnée : cœur
brûlant dans un corps froid. C’est la mer-
veille de cette peinture que Pourtalès ne verse
jamais dans la physiologie et que pourtant,
comme il arrive presque toujours avec les
femmes, la clef de son personnage soit de
l’ordre le plus charnel[11][11] N’y a-t-il pas dans ces mots une réflexion révélatrice — peut-être inconsciente — de Mauriac sur ses propres personnages féminins ?. Peut-être trouverait-
on malaisément ailleurs, dans le canton de
Genève, à explorer ces régions étranges et
indéfinissables où le protestantisme tourne
à la frigidité. Les romanciers de l’ « amour » , ceux qui souhaiteraient de faire inscrire sur
leur tombeau le vers que Porto-Riche a
gravé sur le sien : « J’aurai peut-être un
nom dans l’histoire du cœur[12][12] Georges de Porto-Riche (1849-1930), écrivain bordelais. Ce vers est la dernière ligne du poème VII de Bonheur manqué : carnet d’un amoureux (Paul Ollendorff, 1889). Son tombeau dans le cimetière de Varengeville-sur-mer en Normandie porte ce vers en épitaphe.
» , ignorent de
parti pris cette double fatalité qui interdit
à tant de corps humains d’avoir une histoire :
la frigidité et l’impuissance. Terrible destin
que celui d’un cœur qui poursuit sa route,
enchaîné à ce serviteur inutile !

L’Armance de Stendhal s’enveloppe de
trop de précautions[13][13] Armance. Quelques scènes d’un salon à Paris était le premier roman de Stendhal publié anonymement en trois volumes par Urbain Canel en 1827. Par « précautions » Mauriac fait allusion aux ruses de Stendhal pour cacher le fait qu’Octave de Malivert est impuissant.. Pourtalès ne cherche
pas si loin : il nous livre Louise telle qu’elle
est, en une de ces histoires banales, mais
qu’on ne raconte jamais. La scène du « fias-
co » (le « fiasco » est du côté de la femme)
dans un hôtel de Lausanne, où le décor est
décrit en liaison avec cet inimaginable bon-
heur qui aurait pu être, ce ratage devant le
lac, face à la Savoie obscure, au plus secret
d’une nuit chaude et complice, cela touche à
un point de notre drame, toujours esquivé.
Si Pourtalès avait centré son roman autour
de ce chapitre… mais l’essentiel est de l’avoir
écrit. De la page 210 à la page 242, notre
auteur s’égale aux plus grands : « … Et il

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éprouva soudain une sensation amère de dé-
sillusion, de mort, de chose finie… »

On aurait pu craindre que la femme qui
consolera le peintre de Louise, cette Antoi-
nette toute livrée à son instinct, apparût un
peu conventionnelle et inventée pour la re-
cherche du contraste. Il n’en est rien : An-
toinette demeure aussi vivante que Louise
— bien qu’elle incarne la rancune de Pour-
talès contre Calvin et qu’il semble opposer
aux religionnaires sans entrailles aux yeux
desquels la chair est le péché, ce petit être
brûlant qui ne connaît que sa chair et qui
ne connaît pas le péché.

Car sur ce roman genevois l’ombre de Cal-
vin, celles de François de Sales et de Jean-
Jacques[14][14] François de Sales (1567-1622), évêque de Genève 1602-22, à l’époque en résidence à Annecy, fut canonisé par le Pape, Alexandre VII en 1665. Jean-Jacques Rousseau (1712-78), né dans la Grand-Rue. s’étendent, et des nuées théologi-
ques enveloppent la barque des amants. Sur
ce terrain-là aussi, M. de Pourtalès est écar-
telé : l’Esprit souffle où il veut et fait tour-
ner à tout vent de doctrine[15][15] Allusion à deux versets bibliques : « Le vent souffle où il veut et tu entends sa voix, mais tu ne sais pas d’où il vient ni où il va. Ainsi en est-il de quiconque est né de l’Esprit » (Jn, 3, 8 ; la note de la Bible de Jérusalem précise que : « Le même mot désigne le vent et l’Esprit » ) et « Ainsi nous ne serons plus des enfants, nous ne nous laisserons plus ballotter et emporter à tout vent de doctrine, au gré de l’imposture des hommes et de leur astuce à fourvoyer dans l’erreur » (Éph, 4, 14). ce fils des vieux
huguenots que la révocation chassa de France[16][16] Signée par Louis XIV la révocation de l’édit de Nantes interdisant le protestantisme en France date de 1685. De nombreux huguenots choisirent l’exil.
et qui, sans doute, ne reconnaîtraient pas
leur enfant dans ce paroissien mélomane du
vicaire savoyard[17][17] La « Profession de foi du Vicaire savoyard » constitue le IVe livre du traité de Jean-Jacques Rousseau, Émile, ou De l’éducation (1762)..

Autour de Paul de Villars, de Louise,
d’Antoinette, tout un monde vit où les vi-
sages expressifs abondent, dont chacun mé-
riterait une étude particulière. Je note que
je les sens vrais, et j’ai pourtant l’impression
d’en voir quelques-uns pour la première fois.
Cela est étranger : le plus russe des personna-
ges de Dostoiewsky… je le rejoins sans peine :
les souvenirs d’enfant de ce petit boyard
de Tolstoï, en Russie féodale, recoupent
ceux du petit garçon bordelais que je fus…
Les Genevois de Pourtalès, si proches de moi
dans l’espace et dans le temps, ne me res-
semblent pas, ou du moins je ne me recon-
nais jamais en eux : à cause du climat reli-
gieux, sans aucun doute ; Calvin a créé une
race… Mais ce serait un autre article : rien
ne témoigne mieux de la richesse d’un livre
que cette prolifération d’idées, d’impressions,
de souvenirs que suscite en nous sa lecture.
La Pêche miraculeuse est de ceux qui élar-
gissent notre connaissance de l’homme. Je
l’ai trouvé long quand je l’ai ouvert pour
la première fois, mais il m’a suffi d’une se-
maine pour le « dévorer » . Et je continue
de vivre avec lui.

François MAURIAC,
de l’Académie française.


Date:
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