Une paix dérisoire
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Une paix dérisoire
UNE PAIX DÉRISOIRE
CE que le lecteur français demande à un
roman d’outre-Manche, c’est de l’intro
duire
dans un monde singulier, inaccess
ible ;
c’est de lui donner des Anglais une
connaissance par le dedans. M. Aldous Hux
ley
porte
toujours cette même déception : je re
connais
dès le premier abord ses horribles
personnages ; ils ne sont pas plus anglais que
français ; ils appartiennent à un milieu qui,
mieux encore que celui des fortifs, pourrait
être appelé le milieu
tant il est iden
tique
à lui-même, de Paris à Londres et à
New-York. M. Aldous Huxley fatigue et
irrite dans la mesure où il a subi l’influence
— non certes française, mais parisienne. Les
affranchis d’après guerre et d’avant-garde,
le petit monde grouillant du Bœuf sur le
, les milieux vaguement surréalistes lui
toit
ont laissé une impression ineffaçable : il les
a pris terriblement au sérieux.
Il est intelligent, certes ; mais il est aussi
naïf. Il a une façon d’être indulgent qui
rend injuste pour l’intelligence. Il en a la
bosse, si j’ose dire. Oui, cela ressemble à une
maladie ; il se tient la tête à deux mains.
Parfois, n’en pouvant plus, il est obligé d’in
terrompre
son histoire et de consacrer tout
un chapitre aux idées qui lui viennent, foi
sonnantes,
sur tous sujets. Le trop-plein de
son esprit l’étouffe ; il faut qu’il s’en délivre
coûte que coûte, bien qu’au long d’un récit
interminable il ait eu déjà la ressource de
s’en décharger sur ses personnages : car ce
sont tous des intellectuels
, au pire sens
du mot.
Il est étrange que Dickens
Eliot
êtres moyens ou médiocres, et qu’ils aient
pourtant accru notre connaissance de l’homme,
alors que leur jeune successeur, attaché à
l’histoire de créatures exceptionnelles et qui
ont fait le tour des idées, nous laisse, quand
nous fermons son livre, sur une impression
de nigauderie et de néant. Le moindre fan
substance humaine que ces créatures d’Hux
ley,
réduites à un cerveau et à un sexe, et
dont l’auteur nous rapporte comme un trait
digne d’admiration qu’elles ont serré la main
de Guillaume ApollinaireLes Nouvelles Tables
, sa réaction à la conférence d’Apollinaire — L’Esprit nouveau et les poètes
— donnée au théâtre du Vieux Colombier le 26 novembre 1917 et publiée un an plus tard, dans
Max Jacobchambre sordide
à Montmartre (voir par exemple
Et sans doute ce n’est pas à son insu que
M. Aldous Huxley nous en fait une peinture
si terrible : leur néant ne lui échappe pas.
Ce serait ne rien comprendre à ce roman
que de ne pas y voir d’abord une fresque
satirique du monde moderne. Mais on vou
drait
être assuré que l’auteur ne tient pas
ses personnages, en dépit de leur stupidité
prétentieuse, pour des créatures supérieures.
Il faudrait s’entendre sur ce qu’est l’intelli
gence.
Je ne doute pas qu’il n’existe en
anglais des termes convenables pour définir
l’esprit de finesse. Mais le monde d’Huxley
en est singulièrement dépourvu, comme on
peut en juger au ton ironique et méprisant
de tous ses bonshommes dès qu’il s’agit de
religion.
Ce n’est certes pas leur absence de foi, ni
leur indifférence en matière de religion qui
me choque, mais le ton de dédain, l’air supé
rieur
dont ils traitent cet océan brûlant de
la charité qui de toutes parts les cerne. Ils
pourraient vivre loin de cet océan, et pour
tant
le comprendre, en pressentir la gran
deur.
Il est inimaginable que le grand écri
vain
anglais qu’est M. Aldous Huxley ose
parler avec tant de dédain de ce qui fut
la foi, l’espérance, l’amour d’un Newman
d’un Coventry Patmore
Chez son ami D.-H. LawrenceÉros
dans
si antichrétien, je n’ai jamais souffert, de ce
mépris misérable : c’est que celui-là savait…
Et cependant ce point de vue religieux
nous permet de rendre justice au livre de
M. Aldous Huxley : sur ce plan-là, seule
prennent une valeur. Tous et toutes, je les
connaissais, bien avant d’avoir lu
des profondeurs
quart de siècle je suis mêlé à eux et par cer
tains
côtés de ma nature, et à certains mo
ments
de ma vie, j’ai été l’un d’eux. Ainsi
puis-je joindre mon témoignage à celui
d’Huxley : l’animal humain supérieur, riche
et libre, lorsqu’il est séparé de Dieu, se
montre capable d’une férocité pire que celle
du peuple : exactement d’une certaine séche
resse
sans remède. Tel est le pouvoir de la
pauvreté : une vertu se conserve dans le
peuple déchristianisé : entr’aide, camarade
rie,
charité fraternelle, désintéressement…
Mais ici, nous sommes plongés au plus épais
de ce monde auquel pensait peut-être le
Christ lorsqu’il a dit qu’il ne priait pas pour
le mondeje ne prie pas pour le monde, mais pour ceux que tu m’as donnés, parce qu’ils sont à toi
.
Le seul être bon et noble du livre se tue
à vingt ans parce que son meilleur ami l’a
trahi — et l’a trahi sans amour, sans plai
sir,
par lâcheté pure
éclate ce vice étrange et qui n’est répandu,
il me semble, que dans cette écume dorée
de Paris et de Londres : la méchanceté cons
ciente,
la férocité froide et lucide au service
de cette idolâtrie de soi dont l’excès du luxe
est le signe extérieur… Ici, nous ne saurions
sous-estimer l’apport de M. Aldous Huxley.
Il a monté en épingle cette abomination, il
l’a isolée. Chacun de ses héros nous permet
de l’étudier à loisir sous un angle particu
lier.
Le monstre à cerveau protubérant, à
tube digestif et à sexe grouille dans
des profondeurs
qui ne soit différent des autres et dont l’hor
reur
ne soit irremplaçable.
la dernière partie du livre anglais et qui a
été donné à l’ensemble de la traduction fran
per
à son propre enfer. Car c’est bien d’un
enfer qu’il s’agit ; d’un enfer qui n’est peut-
être
supportable, au long de ces deux vo
lumes
que grâce à l’invention bizarre de
M. Aldous Huxley qui rompt le fil du récit,
se moque de la succession du temps et de
l’unité dans la durée, de la personne hu
maine :
de sorte que nous passons du 15 sep
tembre
1934 au 21 juillet 1914, puis au
septembre 34, au 14 avril 28… Je ne sais si
l’auteur attache une immense importance à
cette innovation : je crois qu’il aurait tort ;
il y a là un procédé, des plus arbitraires,
qui ne nous rapproche pas de la vie, qui em
pêche
toute familiarité avec les personnages
et nous interdirait de les aimer vraiment s’ils
étaient aimables… Mais cette gymnastique à
laquelle il est condamné distrait le lecteur :
il s’agace, il s’amuse, il se détend et reprend
le souffle… pour finalement retomber dans le
même enfer ou M. Huxley lui-même, visible
ment,
ne se supporte plus, d’où il cherche à
s’évader ; et c’est pourquoi il invente
des profondeurs
Oserons-nous lui avouer que cette paix
qu’il nous propose nous paraît dérisoire ? Il
existe tout de même un humanisme auquel
on peut demander des principes de vie. Il
y a Rabelais et Montaigne, il y a Spinoza,
il y a Nietzscheprécurseur
par Friedrich Nietzsche (1844-1900).
nières
pages, dans la traduction française, ne
trahissent pas la pensée de l’auteur : c’est
si vague, si pauvre, si verbeux !… Rien ne
va à l’essentiel. Le mal qu’on nous a décou
vert
est immense, et voilà donc le remède
qu’on nous propose ! L’humanité bourgeoise
qui en est réduite à cette paix-là, nous com
prenons
qu’elle sourie à la révolution, qu’elle
préfère n’importe quelle loi d’airain à l’atroce
tyrannie de sa convoitise et de sa haine,
qu’elle tende le COU au couperet : elle n’a
plus rien à perdre, elle n’est plus rienNous avons approuvé entièrement l’article de François sur Aldous Huxley ; nous lisons le livre ici et Georges surtout ne peut le supporter
(