Œuvre journalistique de François Mauriac 1937-1938

Notre devoir d’écrivains

Vendredi 22 janvier 1937
Sept

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LE BILLET DE FRANÇOIS MAURIAC

Notre devoir d’écrivains

Depuis que les écrivains ont pris parti dans les luttes civiles, on ne peut dire que le débat ait gagné en dignité[1][1] La remarque est très générale mais peut s’adapter plus précisément à l’entre deux guerres et à ses débats. Cf. Julien Benda La Trahison des clercs (Grasset, 1927) ou l’éthique de non-engagement de la NRF. Mauriac ne condamne pas l’engagement, bien au contraire, mais un engagement au service de luttes partisanes.. La plupart n’y apportent rien de ce qu’on attendait d’eux : réflexion, mesure, esprit de justice. On dirait que ce qu’ils musèlent, c’est la meilleure part d’eux-mêmes et qu’ils cèdent au démon commun, à la furie collective — non par instinct, comme les autres hommes, mais avec une froide détermination.

Et pourtant, quelle raison avons-nous d’entrer dans la bagarre, sinon qu’il nous appartient de réussir là où les autres échouent, de dominer le débat, de chercher et de découvrir, en toute question, le point où peuvent se rencontrer les hommes des partis les plus divers ; en un mot de mettre en lumière le côté humain de chaque problème ?

Plus je vieillis et plus j’ai horreur de cette déformation que chaque parti impose à la réalité. Il se peut que l’esprit de parti soit nécessaire — ou, en tout cas, inévitable — mais c’est notre mission propre, à nous écrivains, de lui tenir tête ; c’est l’espèce de courage que l’on est en droit d’exiger de nous.

Je dis bien : courage. Car à ce jeu on réconcilie sur son dos les partis adverses ; il faut s’installer sur la frontière et recevoir les balles de droite et de gauche.

Mais la masse du peuple fidèle nous en est reconnaissante. Un article qui déchaîne sur notre dos les injures des deux partis nous attire en même temps un courrier nombreux d’amis inconnus qui nous encouragent et nous bénissent.

C’est un grand malheur que l’injure soit devenue un genre littéraire, et que l’écrivain qui se décide à l’action politique ait d’abord à subir cette tentation : acquérir le renom de grand et redoutable polémiste[2][2] Autre thème, non plus la nature de l’engagement mais les armes au service de cet engagement. Refus de la polémique, qui renvoie à la position de Bernanos, redoutable polémiste lui-même qui pourtant réfute, au même moment, la polémique : « … un polémiste est amusant jusqu’à la vingtième année, tolérable jusqu’à la trentième, assommant vers la cinquantaine, et obscène au-delà » (Georges Bernanos, Les Grands Cimetières sous la lune (1938), in Essais et écrits de combat, t. I, textes établis, présentés et annotés par Yves Bridel, Jacques Chabot et Joseph Jurt sous la direction de Michel Estève, « Bibliothèque de la Pléiade » , Gallimard, 1971, p. 371). Mauriac sera dans les années 60 sur une autre ligne : « La polémique est-elle ou non un genre littéraire ? Elle l’est bien sûr. » Voir son article « Pour un nouveau départ » , Le Figaro littéraire, 13 mai 1961, p. 1 (DBNA, p. 649)..

Qu’il ne cède pas à cette facilité ; un écrivain véridique fait moins de bruit qu’un forcené et qu’un fort-en-gueule ; mais il agit en profondeur ; l’esprit de parti enlève toute portée à la plupart des articles qui s’écrivent chaque jour. C’est la vérité qui est redoutable et qui déconcerte l’adversaire…

C’est elle que nous cherchons à atteindre ici ; nous nous trompons parfois, nous ne sommes pas infaillibles, bien sûr mais en dehors des catégories droite et gauche[3][3] Depuis 1937, Mauriac opère un nouveau rapprochement avec la mouvance démocrate-chrétienne. Sept appartient à cette tendance. Le thème « ni droite-ni gauche » est spécifique à la démocratie chrétienne, notamment au Parti démocrate populaire, créé en 1924., nous nous efforçons sur tous les problèmes de dire ce que nous croyons être vrai.

Et c’est pourquoi Sept devrait devenir le journal des hommes de lettres soucieux de servir sans trahir, des artistes pour qui le beau est la splendeur du vrai[4][4] Bien que cette expression soit couramment attribuée à Platon (voir, par exemple, Désiré Mercier, « Du beau dans la nature et dans l’art » , Revue néo-scolastique, 1.3 (1894), p. 263-285 (p. 282)), Eugène Véron et Jacqueline Lichtenstein affirment que « jamais Platon n’a rien dit de semblable » (L’Esthétique, Vrin, 2007, p. 422). André Frossard attribue l’expression à saint Thomas, mais sans donner de référence précise (voir André Frossard, Dieu en questions, Desclée de Brouwer, 1990, p. 12)., et à qui l’injure fait horreur, d’abord parce qu’elle est un mensonge.

L’esprit de finesse[5][5] Dans les Pensées, Pascal explique qu’il y a deux sortes d’esprits : « l’un de pénétrer vivement et profondément les conséquences des principes, et c’est là l’esprit de justesse [ou esprit de finesse] : l’autre de comprendre un grand nombre de principes sans les confondre, et c’est là l’esprit de Géométrie. L’un est force et droiture d’esprit, l’autre est étendue d’esprit. Or l’un peut être sans l’autre, l’esprit pouvant être fort et étroit, et pouvant être aussi étendu et faible. » , les qualités qui leur sont propres doivent les aider à voir clair là où les autres tâtonnent ; car nous ne vivons pas dans un temps où le combat met aux prises les bons contre les méchants, l’enfer contre le ciel, dans une vaste fresque naïve[6][6] La situation paraîtra à Mauriac plus claire après la signature du pacte germano-soviétique le 23 août 1939, cf. « Le Pharisien malgré lui » : « … la conjonction de Hitler et de Staline détruit l’équivoque, fait régner l’ordre et […] l’histoire que nous vivons ressemble au jugement dernier sur le tympan d’une cathédrale : les boucs soviético-nazis à gauche, et à droite les démocraties bénies » . Temps présent, 15 décembre 1939, p. 1 (JMP, p. 756). ; le bien et le mal sont aujourd’hui terriblement mêlés et enchevêtrés : chaque camp a son lot de criminels et de martyrs ; le mal a ses saints et ses héros comme le bien a ses profiteurs ; et nous avons nous-mêmes souvent beaucoup de peine à ne pas confondre notre intérêt temporel avec l’intérêt de la justice. Il n’a jamais été plus facile de se duper soi-même. La seule raison d’être des écrivains, et surtout des écrivains catholiques, au milieu des luttes civiles, c’est leur lucidité ; le seul mérite dont ils se puissent prévaloir, c’est d’y voir plus clair que les autres, c’est de raisonner plus juste, c’est de déjouer, dans leur propre intelligence et dans leur propre cœur, les ruses de l’esprit de parti.



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