Œuvre journalistique de François Mauriac 1937-1938

Le Mystère du théâtre

Jeudi 18 novembre 1937
Le Figaro

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CHRONIQUE

LE MYSTERE
DU THÉATRE[1][1] Article repris dans Journal III (in JMP, p. 238-240 et ORTC, III, 960-962). Comme l’observe Jean Touzot (JMP, p. 238) : « On notera que le même titre coiffait, dans le même quotidien, une chronique du 2 novembre 1934. Il s’agit ici d’Asmodée. »

Par FRANÇOIS MAURIAC
de l’Académie française.

IL n’est pas de meilleure défense
contre l’ennui des après-midi
d’automne que ce monde à
demi obscur du théâtre où des créa-
tures vivantes se substituent aux
personnages que nous avons inven-
tés. Paris gronde autour de cette
sombre coquille dorée et vide. Le
temps plein de guerres et de crimes
la baigne sans la pénétrer. Ce qui
importe ici, ce n’est pas de savoir
ce que pense Mussolini, ce qu’Hitler
complote : mais faut-il, au cinquiè-
me acte, laisser cette grosse lampe
sur la table ? La jeune femme,
après son cri, doit-elle aller jusqu’au
piano, revenir sur ses pas, s’asseoir
sur le bras du fauteuil ?

Et pourtant ce ne sont pas des
heures frivoles que j’aurai vécues
là : le mystère du théâtre me trou-
ble. Pour la première fois, les êtres
que j’imagine prennent corps ; oui,
à la lettre, ils empruntent un corps
à des hommes et à des femmes ap-
pelés acteurs, qui le leur abandon-
nent pour quelques heures, comme
ils feraient un appartement désaf-
fecté.

Mais lorsque c’est fini et que leur
corps leur est rendu, les acteurs ne
le réintègrent pas aussitôt. Ce phé-
nomène m’émeut, chez les femmes
surtout ; dès la sortie de scène,
quand elles se débarrassent de leur
personnage, elles n’entrent pas en
possession immédiate de leur moi ;
il se passe un temps vague, où j’ob-
serve ces visages encore dépossédés.
II semble que l’âme inconnue pro-
fite de cet intervalle entre le dé-
part du personnage fictif et le re-
tour du moi quotidien, pour éclai-
rer de sa lumière des yeux encore
mouillés de pleurs, pour revêtir de
sa paix auguste, dont l’aspect est
presque terrible, les traits char-
mants d’une jeune femme.

Cette merveille m’aide à com-
prendre d’où vient la beauté des
morts. Le masque de Pascal n’est
pas admirable parce qu’il est le
masque de Pascal, mais parce qu’il
reproduit une figure qui ne reflète
plus le quotidien, et où rien ne nous
empêche plus de discerner l’em-
preinte laissée par une âme, fille
de Dieu. Le moulage d’une face cri-
minelle pourrait nous donner une
impression aussi sublime.

Ce qui anime les traits des vi-
vants, ce qui leur donne leur ex-
pression habituelle, ce n’est presque
jamais leur âme, ou du moins ce
n’est jamais leur âme toute seule ;
mais des vanités, des passions, des
convoitises, la ruse d’un vice aux
aguets ; et chez les femmes, même
les meilleures, le goût de plaire,
l’idée fixe de séduire. Une actrice
qui s’est donnée, livrée tout entière
au rôle qu’elle crée, demeure un
instant, la répétition finie et son
personnage évaporé, telle qu’en
elle-même enfin l’éternité la chan-
gera[2][2] Allusion au vers de Mallarmé : « Tel qu’en lui-même enfin l’éternité le change. » Hommages et tombeaux, « Le Tombeau d’Edgar Poe » .. La part immortelle de son être
profite de quelques secondes pour
envahir cette forme éphémère que
les pauvres soucis de tous les jours
n’ont pas encore réoccupée. Chez
les interprètes masculins, ceux du
moins qu’il m’est donné d’observer,
le phénomène est moins visible que
dans les femmes. Ils ne se séparent
jamais tout à fait d’eux-mêmes et
demeurent plus attentifs à leur pro-
pre changement.

Il est étrange que cet effort de
désincarnation au service d’une his-
toire imaginée ait une analogie si
frappante avec ce que cherchent
les mystiques, avec ce vide où ten-
dent ceux qui aspirent à être en-
vahis par Dieu. Il y a dans le tra-
vail de l’acteur un je ne sais quoi
qui m’effraie : peut-être ce con-
traste entre le but poursuivi qui
n’est qu’un jeu (aussi brillant soit-
il) et la grave opération d’ordre
spirituel qui s’accomplit au secret
de leur être — si grave, que leur
fatigue, leur lassitude lorsque c’est
fini, a un caractère singulier : on
les sent atteints à la racine, à la
source ; ils flottent, à demi rendus
au monde réel. On en voit qui fer-
ment un instant les yeux au fond
d’une loge ténébreuse, comme si la
part d’eux-mêmes qu’ils ont quittée
avant la répétition avait perdu sa
route et ne pouvait plus les rejoin-
dre. Ils doivent avoir plus que les
autres hommes besoin de retrouver
la vie auprès d’une créature de chair
et de sang et, comme Antée[3][3] Note de Jean Touzot (JMP, p. 240) : « Antée, géant de la mythologie grecque, fils de Poséidon et de la Terre, obligeait les voyageurs qui traversaient son fief : l’Afrique du Nord, à lutter avec lui, invulnérable lorsqu’il touchait sa mère, le sol. » touchait
la terre, de se pencher sans cesse
sur une argile vivante. Magnifique
et dangereux métier qui consiste à
se perdre, puis à se retrouver…
Mais entre les deux états, quelques-
uns d’entre eux en vivent un autre,
à leur insu, peut-être. Beaucoup ne
se doutent pas qu’en poursuivant le
but dérisoire que les auteurs leur
proposent, il leur arrive de passer
tout près d’un seuil redoutable que
seuls les saints ont franchi.



Date:
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