Publication Information
MONSIEUR ANDRÉ CŒUROY
même,
une aimable querelle à propos
des pages de mon
à la musique
refuge confortableCollection des tracts
fondée par Cocteau et Blaise Cendrars en 1918) : Toute la musique à écouter la figure dans les mains est suspecte. Wagner, c’est le type de la musique qui s’écoute dans les mains.
La Source
,
Mozart et de manquer à mon devoir essen
tiel
qui serait de défendre la musique jeune,
la musique vivante d’aujourd’hui.
Je lui répondrai d’abord qu’il se fait de
l’écrivain une idée exagérée. Le don du style
n’entraîne pas une compétence universelle.
Le royaume de l’écrivain est bien de ce
mondeMon royaume n’est pas de ce monde
(
chaque romancier, avec chaque poète. J’ai
élargi récemment les miennes du côté de la
musique : cc qui importe, c’est qu’en dehors
de tout parti pris, le plus directement et le
plus naïvement possible, je raconte mes dé
couvertes
dans cette terre inconnue. Nulle
ment
technicien, dénué des connaissances les
plus élémentaires, les propos que je tiens ne
valent que par leur fraîcheur.
Ce n’est pas que je sois devenu musicien
à cinquante ans : quand je me retourne vers
mon enfance, je m’aperçois qu’elle fut, à son
insu, baignée de musique — musique très
médiocre au collège, meilleure à la maison
où ma mère chantait
de mezzo-soprano, du Schubert, du Schu
mann,
un peu de Wagner, et ces mélodies de
Gounod dont quelques-unes (
RossignolLe Soir
(1861) et Au [sic] rossignol
(1867), le texte des deux est d’Alphonse de Lamartine.
sance
d’incantation et, aujourd’hui encore,
ressuscitent d’un coup le paradis détruit.
Ma mère disait : C’est le seul de mes
Je la
enfants qui ne soit pas musicien…
croyais sur parole. Il était entendu que je
n’avais pas d’oreille. La place immense
qu’occupaient dans ma vie secrète les chants
de la maison et du collège ne m’éclairait pas
sur mon goût profond. Quand les docteurs
en Sorbonne consacrent de longues pages hé
rissées
de notes aux sources d’inspiration
d’un écrivain, j’imagine qu’ils doivent pres
que
toujours passer à côté de telles petites
sources essentielles que le poète fut seul à
connaître. A dix ans, c’est un air d’un opéra
oublié de Gounod
chantait et que mes frères et moi repre
nions
en chœur sur le perron, par les chau
des
soirées d’aoûtNuit resplendissante et
silencieuse… Dans tes profondeurs, nuit déli
cieuse
livres, fit de moi un de ces enfants pour
lesquels la nuit est vivante et respire
Si, bien au-delà de l’enfance, j’ai cru que
je n’aimais pas la musique, c’est que je n’al
lais
honte de mon ennui, bien qu’il fût coupé
de brèves joies. Ici apparaît dans ma vie le
rôle de la musique enregistrée. Les mêmes
raisons qui la font maudire par notre cher
Georges Duhamel (connaissant toute la musi
que,
il n’a pas besoin de ces conserves
d’harmonieNotre ami Duhamel
,
à cette merveille, avance chaque jour un peu
plus dans un paradis inexploré.
Il m’est apparu, grâce au pick-up que la
gêne, le malaise (que je prenais pour de l’en
nui)
et qui, dans une salle de concert naissait
de mille petites causes : l’impossibilité
d’étendre mes jambes, l’odeur de la foule, la
tête des gens, le bruit des sacs refermés et
des face-à-mains, les retardataires… que tout cela
disparaissait d’un coup dans la pièce fa
milière
où j’étais seul avec la musique choi
sie
par moi, selon mon cœur de ce soir-là.
Car il y avait cela aussi qui me rendait les
concerts odieux : jamais le programme ne
m’offrait ce que j’aurais voulu entendre. J’ai
moins peur des araignées vivantes que de
celle dont, chaque dimanche, à Lamoureux
ou à Colonne
serait aussi doux de manger du savon que
d’écouter les
Sorcier
Je parle du pick-up. Que ne dois-je pas à
la T.S.F.
nos programmes. Mais la T.S.F. est un
monstre qu’il faut connaître : maintenant je
l’ai apprivoisé. Je passe à travers tous les
chansonniers, à travers toutes les roman
ces,
tous les tangos, toutes les conférences,
sans une éclaboussure. Je fonce les yeux fer
més,
les oreilles bouchées, au plus épais de
l’énorme vulgarité européenne vomie ici par
mille bouches, et aborde telle station d’Alle
magne,
d’Angleterre, d’Autriche comme
.
la guêpe vole au lis épanouiMon Dieu m’a dit…
,
Le règne de la T.S.F. commence la
nuit… surtout si vous êtes seul dans le vieux
salon d’une campagne perdue, entouré d’un
silence de fin de monde. Toutes les forces
mauvaises de la terre et de l’air sont enchaî
nées.
Je suis à Malagar, et j’entends respirer
ce musicien à Stuttgart, je l’entends froisser
une page de la partition… et tout à coup,
pour moi seul, un Trio de Mozart, un Qua
tuor
la nuit.
Je suis dans la maison de mon en
fance,
la glace ternie reflète mon visage de
quand je suis seul. Je me souviens de cette
moquerie de Cocteau sur la musique qui
. Je puis
s’écoute la tête dans les mainsCollection des tracts
fondée par Cocteau et Blaise Cendrars en 1918) : Toute la musique à écouter la figure dans les mains est suspecte. Wagner, c’est le type de la musique qui s’écoute dans les mains.
La Source
,
mettre la tête dans mes mains, je puis pleu
rer
ou m’étendre les yeux fermés, faire le
mort, me laisser porter par la vague sonore ;
et, quand elle se retire, dans un intervalle
entre deux mouvements, le silence même pa
raît
vivant, la nuit elle-même retient son
souffle.
Il me suffit de ces quelques heures inou
bliables
(elles sont très rares à Paris) pour
pardonner à la T.S.F. sa bassesse quoti
dienne.
A cause d’elles, la vieillesse me fait
moins peur ; la solitude future me paraît
moins redoutable. La mort même s’approche
comme une bête familière et vient manger
dans ma main.
Et sans doute, M. Cœuroy a raison : c’est
toujours Bach, toujours Mozart, toujours
Beethoven, Schubert ou Schumann à qui nous
avons recours… Oserai-je me confesser ?
Mais j’en ai l’habitude… Eh bien ! oui :
j’admire la musique française moderne mais,
œuvres de mes amis Poulenc, Auric, Sauguet
et un petit nombre d’autres comme le
tuor
mire,
je ne l’aime pasLes Six
dont la musique et les idées étaient influencées par Erik Satie et Jean Cocteau. Le quatuor de Debussy date de 1893 et est en sol mineur ; celui de Maurice Ravel en fa majeur de 1903. Ils n’ont écrit chacun qu’un seul quatuor. Voir aussi La Source
,
tant
le programme de la radio, cette simple
annonce :
tre
le cœur ; je me précipite et j’entends :
Pierné
m’arrive d’envier à l’Angleterre son immense
bonheur de n’avoir pas de musique nationale
à défendre
horreur de moi-même et qui, d’ailleurs, ne
dure pas.
A Salzbourg, où M. Cœuroy me reproche
de trop me plaire (et où je ne suis allé
qu’une foisLa Ville de la joie
, La Harpe de David
,
concert de musique française. J’y fus, le cœur
saturé de Mozart. Quel extraordinaire con
traste !
Je sais bien que Mozart, qui, a beau
coup
reçu de la France a aujourd’hui une
influence profonde sur notre école moderne.
plein de Mozart, tout en admirant les œu
vres
de mes compatriotes, Georges Poupet
avec qui j’étais, l’exprima d’un mot : C’est
une musique méchante.
Non, sans doute, une musique sans cœur…
disons : qui a peur de son cœur. A Salz
bourg,
elle frappait par sa sécheresse. Aucun
abandon, une surveillance sans défaut, une
recherche de l’effet, la crainte d’avoir l’air
d’être dupe, et ce sourire pincé, exaspérant.
Je déteste l’ironie en musique, et même le co
mique,
sauf au théâtre.
Mozart, au service des princes et des
grands seigneurs et qui a souffert toute sa
vie dans une atmosphère de salons, d’anti
chambres,
compose des divertissements, des
danses, la musique de chambre la plus bril
lante
à l’usage de tout ce beau monde, et
pourtant, pour ceux qui sont dignes de l’ai
mer,
il n’est rien de moins mondain
que
son inspiration ni qui touche plus directe
ment
les régions préservées de notre cœur, ce
qu’il y a de primitif en nous, ce qu’il y sub
siste
d’enfance. Au contraire, nos contempo
rains,
fils de la démocratie la plus débraillée,
montrent dans leur musique tous les défauts
des salons
: cette dureté, cette prudence,
ce goût du décor, du masque, du déguise
ment,
cette méfiance de l’âme, cette honte
du cœur
quoi
je demeure totalement insensible à
notre Fauré qui, pourtant, n’est que tendresseLa Source
,
Je n’en donne pas moins raison à M. Cœu
roy
lorsqu’il écrit que la musique d’aujour
d’hui
est entraînée par un haut courant
. Elle y est entraînée dans
de spiritualité
la mesure où elle continue celle des maîtres
que nous aimons trop exclusivement, je l’ac
corde
aussi à M. Cœuroy. Un Henri Barraud
un Jean Françaix
jeunes et les mieux doués, ne nous donnent
tant d’espérances que parce que d’abord ils
sont des continuateurs, des héritiers : le pur
fleuve dont la source m’enchante et m’im
mobilise,
continue de s’écouler à travers eux.
Un jour, peut-être, je saurai parler de leur
œuvre. Mais il ne faut pas trop presser un
homme qui, jusqu’à cinquante ans, a cru
qu’il n’aimait pas la musique et qui, après
tout, ne l’aime peut-être pas, puisqu’il existe
tant de compositeurs dont le nom seul, sur
un programme, le détourne d’aller au con
cert.