La Morte

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François Mauriac La Morte Temps présent 1 1938-05-06 Paris Temps présent

Vendredi 6 mai 1938 Temps présent BILLET LA MORTE par François MAURIAC.

On ne peut pas parler à tout le monde… Je voyais parfois cette femme à la figure usée, assise devant la porte de son gendre et de sa fille qui travaillent et habitent chez moiD’après les agendas de Jeanne et de François, l’écrivain se trouve à Malagar depuis le 6 avril. Cette femme, comme nous l’apprend l’agenda de Jeanne Mauriac, est la belle-mère du régisseur : Mardi 3 mai. A 9h moins le quart François m’attend gare de Langon. J’apprends que Jeanne belle-mère de Jean Ducasse est morte. Mercredi 4 mai. Le matin enterrement de Jeanne à Verdelais.. On m’avait dit qu’elle était de passage et je ne lui donnais aucune attention. Mardi dernier, elle épampraitÉpamprer : en viticulture, débarrasser la vigne des pampres, c’est-à-dire des rameaux non porteur de grappes qui fatiguent le pied. encore dans la vigne ; elle s’est couchée le soir ; et la voici, aujourd’hui, endormie dans le Seigneur.

Mon frère l’abbéJean Mauriac (1881 – 1945), frère de l’écrivain était curé de Bommes, Pujols-sur-Ciron, Budos et Sauternes. se trouvait là, un peu avant l’agonie. Nous ne connaissions pas les sentiments de cette femme. Elle lui a dit : J’ai toujours aimé Dieu et la Sainte Vierge… Elle a dit encore : Je m’abandonne à Lui…. Après l’avoir confessée, mon frère m’a confié : C’est une sainte… Il est allé chercher les saintes huiles. Ses en[sic] fants, qui sans doute vont peu à l’église, se sont mis à genoux et ont répondu aux prières comme si elles leur étaient familières, d’un accent plein de foi. Elle est restée veuve très jeune, avec cinq enfants et aussi pauvre qu’on peut l’être, nous raconte sa fille. Elle nous a élevée tous, à force de travail et de privations, sans que nous ayons jamais souffert de la misère…

Je la regarde, ce soir, sur cette paillasse, dans sa robe de paysanne, n’ayant à ses pieds que des espadrilles. Je prête à cette dépouille de la sainte PauvretéPersonnification qui a ses origines dans la spiritualité franciscaine : Que toujours ils aiment et honorent notre Dame la sainte Pauvreté (Saint François, Testament de Sienne, 4). l’attention que je n’ai pas daigné lui accorder quand elle était vivante. Je pense à ma vie, à Paris, à l’orgueil du monde. Je pense à ces millions d’êtres humains qui partout aujourd’hui adorent la Force et lui sacrifient leur âme ; et j’ai, devant ce visage où la mort fait resplendir une enfance mystérieuse, la révélation de cette puissance qui est la seule véritable et qui a été donnée aux petitsAllusion au récit évangélique où Jésus embrasse et bénit des petits enfants (Mc, 10, 13-16)..