Œuvre journalistique de François Mauriac 1937-1938

La Morte

Vendredi 6 mai 1938
Temps présent

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BILLET

LA MORTE

par François MAURIAC.

On ne peut pas parler à tout le
monde… Je voyais parfois cette fem-
me à la figure usée, assise devant
la porte de son gendre et de sa fille
qui travaillent et habitent chez
moi[1][1] D’après les agendas de Jeanne et de François, l’écrivain se trouve à Malagar depuis le 6 avril. Cette femme, comme nous l’apprend l’agenda de Jeanne Mauriac, est la belle-mère du régisseur : « Mardi 3 mai. A 9h moins le quart François m’attend gare de Langon. J’apprends que Jeanne belle-mère de Jean Ducasse est morte. Mercredi 4 mai. Le matin enterrement de Jeanne à Verdelais. » . On m’avait dit qu’elle était
de passage et je ne lui donnais au-
cune attention. Mardi dernier, elle
épamprait[2][2] Épamprer : en viticulture, débarrasser la vigne des pampres, c’est-à-dire des rameaux non porteur de grappes qui fatiguent le pied. encore dans la vigne ;
elle s’est couchée le soir ; et la voici,
aujourd’hui, endormie dans le Sei-
gneur.

Mon frère l’abbé[3][3] Jean Mauriac (1881 – 1945), frère de l’écrivain était curé de Bommes, Pujols-sur-Ciron, Budos et Sauternes. se trouvait là,
un peu avant l’agonie. Nous ne con-
naissions pas les sentiments de cette
femme. Elle lui a dit : « J’ai tou-
jours aimé Dieu et la Sainte Vier-
ge… » Elle a dit encore : « Je
m’abandonne à Lui… » . Après l’avoir
confessée, mon frère m’a confié :
« C’est une sainte… » Il est allé
chercher les saintes huiles. Ses en[4][4] [sic]
fants, qui sans doute vont peu à
l’église, se sont mis à genoux et ont
répondu aux prières comme si elles

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leur étaient familières, d’un accent
plein de foi. « Elle est restée veuve
très jeune, avec cinq enfants et
aussi pauvre qu’on peut l’être,
nous raconte sa fille. Elle nous a
élevée tous, à force de travail et
de privations, sans que nous
ayons jamais souffert de la mi-
sère… »

Je la regarde, ce soir, sur cette
paillasse, dans sa robe de paysanne,
n’ayant à ses pieds que des espa-
drilles. Je prête à cette dépouille
de la sainte Pauvreté[5][5] Personnification qui a ses origines dans la spiritualité franciscaine : « Que toujours ils aiment et honorent notre Dame la sainte Pauvreté » (Saint François, Testament de Sienne, 4). l’attention
que je n’ai pas daigné lui accorder
quand elle était vivante. Je pense
à ma vie, à Paris, à l’orgueil du
monde. Je pense à ces millions
d’êtres humains qui partout aujour-
d’hui adorent la Force et lui sacri-
fient leur âme ; et j’ai, devant ce vi-
sage où la mort fait resplendir une
enfance mystérieuse, la révélation
de cette puissance qui est la seule
véritable et qui a été donnée aux
petits[6][6] Allusion au récit évangélique où Jésus embrasse et bénit des petits enfants (Mc, 10, 13-16)..



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