Œuvre journalistique de François Mauriac 1937-1938

Monsieur Coûture

Samedi 4 décembre 1937
Le Figaro

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CHRONIQUE

MONSIEUR COUTURE[1][1] Article repris dans Journal III (in JMP, p. 242-244 et ORTC, III, 963-965).

Par FRANÇOIS MAURIAC de l’Académie française

DE tout ce qu’on a dit et écrit, ces jours-ci, de mon Blaise Couture [Note: Nous respectons l’orthographe du nom du personnage de Mauriac tel qu’il figure dans Le Figaro. En réalité, le nom s’écrit « Coûture » .], rien ne m’a davantage étonné que l’opinion de Pierre Brisson : selon lui, Couture est un prêtre et il devrait porter une soutane pour nous devenir intelligible[3][3] Note de Jacques Petit (ORTC, III, 1427) : « Dans son article du Figaro, le 28 novembre 1937. Pierre Brisson reviendra sur son point de vue dans un autre article, le 5 décembre : « Monsieur Coûture. » » .

A mes yeux, ce qui explique Couture, c’est justement qu’il ne soit pas prêtre. Il est ce qu’à tort ou à raison j’ai désiré qu’il fût : un homme qui a frôlé le sacerdoce, ce qui reste d’un être d’où une grâce immense s’est retirée et qui ne possède plus que les tics, les manies d’une fonction surhumaine. Couture est prêtre comme un ancien fond de mer où ne subsistent plus que des coquilles vides et du sable, peut être nommé océan.

Sans doute en aurais-je fait un défroqué au sens propre, si sa présence dans la maison n’en eût été rendue impossible. Mais cela me suffit qu’à un moment de sa vie, il ait été appelé par son nom, élu entre tous, selon la parole du Christ dans saint Jean : « Vous ne m’avez pas choisi c’est Moi qui vous ai choisi[4][4] Jn, 15, 16. » . Et puis, il n’a pas été digne, ou bien Dieu s’est ravisé. Le potier, après lui avoir amoureusement donné ses soins, rejette tout à coup ce vase qui n’est plus d’élection. Regardez donc autour de vous : que de Couture dans le monde ! Que de prêtres manqués ! Que de monstres chez qui apparaissent les traces d’un premier choix, la noire brûlure d’un amour qui s’est détourné ! (presque personne n’a compris que le même drame s’amorce dans ma petite Emmanuèle. Quelques critiques ont parlé à son propos d’Octave Feuillet et de Jean de la Brète[5][5] Note de Jean Touzot (JMP, p. 243) : « Octave Feuillet (1821–1890), auteur de romans sentimentaux assez mièvres (Le Roman d’un jeune homme pauvre, 1858), et Jean de La Brète, pseudonyme d’Alice Cherbonnel (1858–1945), auteur du célèbre Mon oncle et mon curé (1889). » ; et pourtant Emma nuèle exprime, avec les mots de son âge et comme une petite fille qu’elle est encore, ce scrupule déchirant qui a tourmenté tant de pures adolescences : « le bonheur humain est-il permis ? » )

Si vous mettiez une soutane à Couture, il deviendrait un autre tout à coup ; tout rentrerait dans l’ordre : son vice essentiel se muerait en vertu sacerdotale. Tel que je l’ai conçu, il ne possède plus que le simulacre des pouvoirs dont il n’a pas su se rendre digne. Ce canal vivant par où aurait afflué la Grâce et dont la Grâce s’est détournée, ne sert plus qu’à capter les fleuves de feu dont parle saint Jean : « libido sciendi, libido sentiendi, libido dominandi.[6][6] Note de Jean Touzot (JMP, p. 243) : « 1 Jn, 2, 16 : « la convoitise de la chair, la convoitise des yeux, l’orgueil de la richesse » . Dans « Le salut de Renan » , supra, p. 225, Mauriac cite deux de ces convoitises. » »

Le prêtre, le religieux, le « chien de Dieu[7][7] Note de Jean Touzot (JMP, p. 243) : « Domini canis, jeu de mots habituel sur le mot « dominicain » . » » , l’homme dont la voca tion était de chasser pour le ciel, chassera désormais pour son propre compte : c’est le sens de la scène du 2° acte entre Couture et Emmanuèle. Ces ruses de l’apôtre, cette connaissance des âmes, cet art de forcer les portes les plus secrètes d’une vie et qui lui avait été communiqué pour le salut d’un grand nombre, Blaise Couture l’utilisera désormais pour sa morne et stérile délectation. Par un instinct admirable, Ledoux[8][8] Note de Jean Touzot (JMP, p. 243) : « L’interprétation de Fernand Ledoux (1897–1993) fut universellement admirée. » , au troisième acte, lève les mains devant Harry, comme si elles avaient été consacrées, comme si elles avaient été créées pour bénir et pour absoudre. Mais ce geste ne marque plus que son éphémère victoire sur le jeune rival qu’il exècre.

Comment s’étonner qu’un homme terriblement armé par Dieu lui-même pour un dessein qui ne s’est pas accompli, et qui se trouve libre maintenant d’user de ces armes au bénéfice de sa passion, comment être surpris de ce qu’il domine, malgré l’horreur qu’il lui inspire, une Marcelle de Barthas ? Il faudrait n’avoir jamais réfléchi sur l’inguérissable solitude des femmes. J’ai voulu que Marcelle fût veuve ; je l’ai faite prisonnière du sombre Couture dans une campagne perdue… Mais il existe, à Paris même, des centaines de Marcelle qui n’entendent rien, le soir, que le froissement des feuilles du Temps derrière lesquelles leur époux se dérobe. Ce journal déplié limite un désert plus inexorable que les étendues de pignadas où la victime d’Asmodée meurt de soif.

Pourquoi chercher si loin ? Blaise n’aurait nul besoin de détenir la puissance des ténèbres pour dominer Marcelle : il lui suffirait de l’écouter. Je connais des hommes dont l’antichambre ne désemplit pas parce qu’ils écoutent les femmes et que c’est pour eux la seule manière de les posséder. Qui de nous n’y pourrait passer sa vie ?

Voilà comment j’ai vu mon personnage. A quoi tel critique m’objectera : « Il fallait donc nous le faire voir ainsi et vous y avez échoué… » Et je répondrai qu’il est apparu tel à d’autres critiques et à beaucoup de spectateurs. D’ailleurs, il est vrai que je m’interroge encore sur ce Couture et qu’il n’a pas fini de m’intriguer moi-même. Je ne le laisserai pas éternellement seul sur cette scène. Je sens qu’il a besoin de moi ; je crois l’entendre qui m’appelle. Peut-être irai-je le rejoindre un jour dans les profondeurs familières d’un roman. On tire souvent une pièce d’un roman… pourquoi ne dégagerais-je pas de ces cinq actes une belle histoire qui les éclairerait ?

François Mauriac, de l’Académie française.


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