Le Miracle de la J.O.C.

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François Mauriac Le Miracle de la J.O.C. Temps présent 1 1938-02-04 Paris Temps présent

Vendredi 4 février 1938 Temps présent Mauriac parleLa conférence eut lieu le samedi 29 janvier 1938. Le miracle de la J.O.CArticle repris dans PPR, p. 173–176. C’est la deuxième fois en un an que Mauriac consacre un article à la Jeunesse ouvrière chrétienne en qualifiant ce mouvement de miracle. Voir son article du 12 février l937 publié dans Sept.. Paroles prononcées avant la conférence de Paul HiboutMembre de la JOC, Paul Hibout évoqua le mouvement auquel il appartenait : ses origines, son développement et sa portée. aux AmbassadeursLe Théâtre des Ambassadeurs (1, avenue Gabriel, dans le 8e arrondissement de Paris) fait actuellement partie de l’Espace Pierre Cardin. :

Je remercie les organisateurs des conférences de ChrétientéLes pères dominicains étaient à l’origine de ces rencontres. du grand honneur qu’ilsOn lit elles dans l’original. me font aujourd’hui. Oui, c’est bien à moi de dire merci. Car la J.O.C. n’avait aucunement besoin de voir s’étendre sur sa jeunesse l’ombre de mon bicorne d’académicienMauriac fut élu en 1933 au fauteuil 22 de l’Académie Française.. Elle n’avait surtout pas besoin de ma voix misérableEn 1932, la vie de Mauriac fut bouleversée par une maladie grave qui faillit lui coûter la vie. Il dut donc subir une intervention chirurgicale au niveau des cordes vocales qui lui laissa un timbre de voix très particulier. Plusieurs vidéos sur le site de l’Institut national de l'audiovisuel permettent de l’entendre..

En souhaitant ma présence ce soir, je suppose que la J.O.C. a voulu me remercier de l’affection que je lui porte. Cette affection date, je puis le dire, du jour où je l’ai connue. Mais comment ne l’aimerions-nous pas, nous, dont la génération en dépit des nobles efforts d’un Albert de MunAlbert de Mun (1841-1914), grande figure du catholicisme social, promoteur des Cercles catholiques d’ouvriers (1871) et de l’Association catholique de la jeunesse de France (1886). Rallié à la République, il fut député de Morlaix et fondateur, avec Jacques Piou, de l’Action libérale populaire. François Mauriac fut le secrétaire d’Albert de Mun quelques semaines avant la disparition de ce dernier en 1914., d’un Marc SangnierMarc Sangnier (1873-1950) fut le fondateur du Sillon par lequel il espérait rapprocher l’Église du monde ouvrier et de la République. Condamné par Pie X, le Sillon disparut en 1910. Sangnier fonda alors la Jeune République (1912) qui devint un parti politique démocrate-chrétien, classé à gauche. Sangnier se retira de la JR pour promouvoir ses idées pacifistes à travers, notamment, la création des Auberges de jeunesse. A la libération, il devint député de Paris et fut nommé président d’Honneur du MRP. François Mauriac connut Marc Sangnier alors qu’il était jeune sillonniste. Il fit un portrait féroce de Sangnier dans son premier roman, L’Enfant chargé de chaînes (Grasset, 1913), mais reconnaissant l’apport de ce maître de la jeunesse catholique, il fit de lui, à de nombreuses reprises, son éloge et lui remit la cravate de la Légion d’honneur en 1946., vit, ou plutôt crut voir, s’accomplir le plus grand malheur qui ait frappé l’Église depuis la réforme de LutherMartin Luther (1483–1546), moine allemand à l’origine de la Réforme protestante du seizième siècle. : le divorce entre la religion et la classe ouvrière.

Nous pûmes croire, à certaines heures, que ce malheur était irrémédiable et que désormais les gens de chez nous vivraient dans l’Église ou hors de l’Église, selon qu’ils seraient nés bourgeois ou ouvriers. Il y avait là un état de fait constaté et commenté par les docteurs marxistes. Les Encycliques pontificalesRerum novarum de Léon XIII (1891) et Quadragesimo anno de Pie XI (1931). semblaient retentir vainement sur une société à jamais divisée en deux classes ennemiesLéon XIII affirmait que prolétariat et bourgeoisie étaient complémentaires, insistant sur le fait qu’il n’y avait pas de classes ennemies-nées..

Nous savons aujourd’hui, nous l’avons vu de nos yeux au Parc des Princes, en juillet dernierLes 17 et 18 juillet 1937. Cf. l’article que Mauriac a consacré à cette grande réunion : La Victoire du cœur, Le Figaro, 8 juillet 1937, p. 1., que cette défaite apparente préparait une grande victoire. J’ai parlé un jour du miracle de la J.O.CLe Miracle de la JOC, Sept, 12 février 1937, p. 1 et p. 3.. et c’est bien d’un miracle, en effet, qu’il s’agit : non pas seulement d’un redressement, mais d’une renaissance, d’une résurrection.

Cette résurrection est le fruit de la sainteté des jeunes prêtres et des jeunes religieux qui, ayant voué leur sacerdoce à la jeunesse ouvrière, surent découvrir l’amour qui, dans cette jeunesse, continuait de couver au fond de quelques cœurs fidèles. Bien souvent, dans les Landes, nous croyons le feu éteint, mais sous la terre les racines des bruyères continuent de brûler et tout à coup une flamme jaillit et illumine les ténèbres.

Ce qu’est la J.O.C., Paul Hibout saura le dire, avec toute la force de son amour, à ceux d’entre vous qui ne la connaissent pas encore. Car il faut l’aimer sans doute, mais il faut l’aimer pour ce qu’elle est et non pour ce que nous voudrions qu’elle fût. Je me souviens de cette réflexion d’un journaliste à la sortie du Parc des Princes, lors de l’admirable congrès de juillet dernier : Enfin, soupirait-il, d’un air résigné, il vaut tout de même mieux ça que s’ils étaient communistes !

Ce n’est pas ainsi que la J.O.C. veut être aimée. Elle se recrute parmi une classe qui, en dépit des avantages récents dont elle bénéficie, demeure une classe souffrante et où sévit un dur chômage. Le jeune ouvrier chrétien connaît les mêmes besoins, souffre des mêmes maux que ses camarades socialistes ou communistes. Il s’associe donc à toutes leurs aspirations légitimes. Je dirai plus : son ambition dépasse infiniment la leur. Car c’est justement parce qu’il aspire, lui, à une vie sanctifiée, divinisée, qu’il exige aussi des conditions d’existence qui sauvegardent sa liberté, sa dignité de frère du Christ.

La religion opium du peupleFormule marxiste selon laquelle la religion, promettant le paradis pour l’au-delà, demanda au petit peuple de supporter sa condition ici-bas. Il est vrai que la théologie du début du XIXe siècle prônait le recours à la charité pour soulager les pauvres et pour assurer le salut des riches. Cette formule, souvent attribuée à Lénine, vient en réalité de Marx, in Contribution à la critique de la philosophie de Hegel (1843) où on lit : La misère religieuse est, d’une part, l’expression de la misère réelle, et, d’autre part, la protestation contre la misère réelle. La religion est le soupir de la créature accablée par le malheur, l’âme d'un monde sans cœur, de même qu'elle est l’esprit d’une époque sans esprit. C’est l’opium du peuple. ? La J.O.C. est une réponse vivante à cette calomnie. Par le seul fait que les jeunes ouvriers chrétiens existent, qu’ils luttent et souffrent au premier rang de l’Église militante et du peuple militant, par le seul fait de leur jeunesse magnifiquement éveillée, ils réduisent à néant cette accusation d’engourdissement et de sommeil.

Il se trouve dans notre France de 1938, si impitoyablement critiquée, si durement jugée non seulement par ses adversaires du dehors, mais aussi par ses propres enfants, il se trouve donc un peuple fidèle, une classe ouvrière fidèle. Une minorité, sans doute45 000 membres de la JOC à la fin des années 1930 pour 6,3 millions d’ouvriers au même moment.…, mais le nombre n’est pas tout, et il arrive qu’un seul jeune ouvrier chrétien, dans un atelier, représente une force infiniment supérieure à celle de tous ses camarades réunis. D’ailleurs, cette main tendueLe 17 avril 1936, durant la campagne des élections législatives, Maurice Thorez, secrétaire général du PC, prononça un discours retransmis à Radio-Paris, dans lequel il tendait la main aux catholiques. Cf. l’article de Mauriac, La Main tendue, paru dans Le Figaro du 26 mai 1936, p. 1 et p. 3., dont on a tant parlé, prouve du moins que nos adversaires ne sous-estiment pas la profonde réserve de force neuve que la J.O.C. accumule au cœur même de la classe ouvrière française.

Alors, me tournant vers les catholiques de la bourgeoisie qui m’écoutent, je leur dis : Il existe des ouvriers et des employés catholiques ; il existe aussi des instituteurs de l’État et des institutrices catholiques. Il y a là une élite nombreuse qui, dans un milieu hostile, a su maintenir ou reconquérir sa foi contre vents et marées. N’admettrez-vous pas que ces chrétiens, devant lesquels nous nous sentons si misérables, aient droit à une presse, à des journaux selon leur cœur ? Même si ces journaux, et je pense ici, plus particulièrement, à Temps Présent, ne vous satisfont pas toujours, s’ils heurtent quelquefois vos opinions personnelles, vous pouvez, vous devez admettre que leur existence est nécessaire et qu’il faut les soutenir comme les membres les plus éminents de l’Épiscopat français vous en ont donné le généreux exemple.[où se termine la citation dans l'original?]

Car nous pouvons différer d’opinion sur des points particuliers. Mais permettez-moi de vous rappeler une vérité sur laquelle nous nous accordons tous : c’est que les intérêts de la religion ne se confondent pas avec ceux d’une idéologie, ni avec ceux d’une classeMauriac reprend ici un thème qui lui est cher : il dénonce la confusion née de l’alliance de l’Église avec les puissants, de l’institution ecclésiale avec la bourgeoisie. On en retrouve, notamment, un développement dans son article De l’amour des richesses, de l’ambition et de l’hypocrisie, L’Écho de Paris, 14 octobre 1933, p. 1, et dans son avant-dernier Bloc-notes (BN, V, 381). et qu’il n’est rien que nous devions redouter davantage que d’avoir l’air d’utiliser la puissance spirituelle de l’Église pour le maintien de nos intérêts même les plus légitimes. Nous croyons tous que sur ce point nous devons exagérer la prudence, si c’est possible, et aller jusqu’au scruOn lit scrcu- dans l’original.pule. Telle est la résolution que les catholiques de la bourgeoisie doivent emporter de leur première rencontre avec la J.O.C. Beaucoup d’entre eux, d’ailleurs, ont des raisons personnelles de compatir à la dure vie des jeunes ouvriers. C’est justement parce que nous vivons à une époque cruelle à tous, où la gêne, le chômage et ce mal qui est le pire de tous : l’inquiétude pour le lendemain, l’insécurité, ne sont plus le triste privilège d’une classe, où nous savons que les étudiants, eux aussi, luttent contre les pires difficultés et qu’il existe au fond d’appartements bourgeois des hommes et des femmes qui souffrent du froid et qui ne mangent pas à leur faimMauriac avait déjà évoqué les effets de la crise sur la bourgeoisie dans un article comme La Misère bourgeoise, Les Annales politiques et littéraires, 10 mars 1933, p. 263–264., c’est pour cela qu’il est peut-être plus facile qu’à aucune autre époque de travailler d’un même cœur, afin que la Croix étende ses bras au-dessus de toutes les classes, de toutes les jeunessesOn lit jeuneses dans l’original. étudiantes, ouvrières, paysannes, qu’elle les rapproche, qu’elle les unisse et les confonde dans la même espérance, dans le même amour.

François MAURIAC