Œuvre journalistique de François Mauriac 1937-1938

Le Miracle de la J.O.C.

Vendredi 12 février 1937
Sept

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LE MIRACLE
DE LA J.O.C[1][1] Article non repris. Il est publié dans un numéro spécial de Sept consacré au sujet : « Le Christ et l’ouvrier » . Douze mois plus tard, Mauriac donnera une conférence intitulée, elle aussi, « Le Miracle de la J.O.C. » et dont le texte sera reproduit dans Temps présent le 4 février 1938..

par François MAURIAC
[2][2] Image à droite d’un jeune ouvrier enlevant sa casquette devant une vision du Christ (dessin signé Luc Barbier).

La déchristianisation des masses aux XIXe
siècle est le coup le plus terrible que l’Église
ait subi depuis l’hérésie de Luther[3][3] Mauriac se servira d’une formule analogue dans son article du 4 février 1938 : « le plus grand malheur qui ait frappé l’Église depuis la réforme de Luther : le divorce entre la religion et la classe ouvrière. » On notera toutefois que la notion très péjorative d’ « hérésie » dans le texte de 1937 sera remplacée par celle de « réforme » un an plus tard. : tous les
catholiques s’accordent sur ce point, mais
alors pourquoi ne saluent-ils pas tous d’un
même cœur le miraculeux épanouissement
d’une jeunesse ouvrière chrétienne[4][4] La Jeunesse ouvrière chrétienne (JOC) est créée à Clichy en octobre 1926 : la ville vient de se donner une municipalité communiste, et l’abbé Guérin, vicaire de la paroisse, déclare qu’il entend avec la JOC « rendre la société ouvrière christianisante au lieu d’être socialisante » . La JOC réussit à occuper un terrain en partie déserté par les militants de la gauche laïque, celui des jeunes ouvriers des quartiers populaires. Elle comptait environ 45 000 adhérents a la fin des années 1930. au sein de
notre prolétariat presque entièrement
marxiste[5][5] On comptait 6,3 millions d’ouvriers en 1937. La CGT avait environ 4 millions d’adhérents et le PC 235 000. ?

Nous disons bien : miraculeux. Ces jeunes
ouvriers s’avancent à contre-courant : ils di-
sent non aux idéologies triomphantes, non à
leurs intérêts matériels, à leurs passions de
classe, à leurs passions tout court. Ils cèdent
à une préférence de leur cœur, ils ont re-
trouvé la source perdue.

A Lourdes[6][6] Le premier texte publié de Mauriac (paru dans l’organe du Sillon de Bordeaux et du Sud-Ouest) fut consacré à Lourdes : F[rançois]. M[auriac]., « A Lourdes » , La Vie fraternelle, 1.6 (15 juin 1905), p. 129–131. L’édition originale d’une étude plus conséquente — Pèlerins — parut en 1932 chez les Éditions de France avant d’être réimprimée sous le titre Pèlerins de Lourdes chez Plon en 1933. Mauriac porte un œil plutôt objectif sur ce qu’il observe sur ce site de pèlerinage de masse (en 1936, la gare de Lourdes accueillit 158.000 pèlerins)., les foules tombent à genoux
pour bien moindres miracles. Il n’est rien
qui devrait aujourd’hui nous étonner davan-
tage que la J.O.C., rien si ce n’est l’indif-
férence que certains des nôtres lui témoi-
gnent, si ce n’est cette méfiance, cette hos-
tilité…

L’autre soir à la Mutualité, Malraux, qui
peut-être m’avait reconnu au fond de la salle,
par-dessus les milliers de poings tendus qui
nous séparaient, me posait la question[7][7] Mauriac avait déjà évoqué ce discours de Malraux dans son article « Le Retour du Milicien » , paru dans Le Figaro du 11 février 1937. : « Le
clergé espagnol a eu ce peuple entre les
mains… qu’en a-t-il fait ? »

Laissant de côté le problème espagnol, je
voudrais répondre à Malraux : « Voyez ce qui
se passe chez nous. La renaissance chrétienne
dans la jeunesse ouvrière demeure d’abord, à
nos yeux, un coup surprenant de la Grâce.
Mais le jeune clergé, les jeunes religieux de
France ont magnifiquement coopéré à la
Grâce. »

(Suite page 3)

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LE MIRACLE DE LA J.O.C.
(Suite de la première page)

C’est à une certaine bourgeoisie ca-
tholique et à la presse qu’elle sou-
tient, que Malraux pourrait adresser
sa question qui, d’ailleurs, ne reste-
rait pas sans réponse. La formule ma-
ladroite « il faut aller au peuple[8][8] Reprise de la formule de Frédéric Ozanam (1813-1853) dans sa lettre du 22 février 1848. »
n’en a pas moins durant tout [Note: On lit « tous » dans l’original,] le dix-
neuvième siècle suscité d’admirables
dévouements. Du côté marxiste,
on peut affecter d’ignorer ou de
compter pour rien l’école sociale
catholique et l’enseignement des en-
cycliques[10][10] Deux encycliques sociales ont marqué leur temps : Rerum novarum (1891) de Léon XIII et Quadragesimo anno (1931) de Pie XI.. Cette école existe : elle n’a
pas seulement sauvé l’honneur ca-
tholique, elle n’a pas agi seulement
dans les cœurs et dans les esprits, elle
a collaboré efficacement à toutes les
lois ouvrières[11][11] Le terme « collaboré » est sans doute trop fort. Aucun catholique social ne fut présent dans les gouvernements de la IIIe République avant la nomination d’Auguste Champetier de Ribes, président du Parti démocrate populaire, à partir de 1929 dans différents Cabinets (Tardieu et Laval). Ces textes ont toutefois créé un climat favorable à une prise de conscience plus aiguë de la condition ouvrière. Ainsi comptait-on à la Chambre des députés un nombre assez important de catholiques sociaux dont la figure de proue était Albert de Mun (1841-1914)..

Mais la J.O.C., c’est bien autre
chose. Il ne s’agit plus de jeunes
bourgeois qui vont au peuple : il
s’agit de jeunes ouvriers qui vont au
Christ. Le Christ ne leur est pas ap-
porté du dehors par des représentants
des classes privilégiées[12][12] Ce fut le reproche que l’on adressa aux Cercles catholiques d’ouvriers créés par Albert de Mun et René de La Tour du Pin en 1871. L’encadrement de ces institutions était assuré par des personnes issues de la noblesse ou de la bourgeoisie.. Ils retrouvent
en eux, à côté d’eux, au milieu d’eux,
celui qui ne les avait jamais quittés.
Ils le retrouvent dans ses prêtres,
dont plus d’un sont des camarades
sortis de leurs rangs et qui, avant
d’élever le calice et de rompre l’hos-
tie, ont soulevé le marteau.

Il faut que les catholiques de
France prennent conscience de ce qui

--- nouvelle colonne ---

se passe en ce moment même au mi-
lieu d’eux : un extraordinaire mi-
racle de Grâce
, et qu’ils ne prêtent
pas l’oreille à la calomnie : là où vit
le Christ, il n’y a pas de place pour le
matérialisme marxiste. Certes, la
J.O.C. représente au milieu de nous
une exigence de justice sociale que
nous pouvons être tentés parfois de
trouver gênante ou inopportune. Mais
les catholiques ne sont pas libres de
se résigner aux salaires souvent déri-
soires de la jeunesse ouvrière, à la
sous-alimentation des adolescents, au
manque d’hygiène des ateliers, à
l’horreur des taudis.

Au contraire, nous devons leur être
reconnaissants, à nos jocistes, de nous
rendre sensible ce lien qui unit, qui
confond toutes les classes dans un seul
amour. Leur mission auprès de nous
est plus importante que celle que
nous pourrions avoir au milieu d’eux.
Il leur suffit d’exister, d’être ce qu’ils
sont, pour que tel petit prêtre que je
connais et qui lutte durement dans
une banlieue hostile ne perde pas
cœur. Le bien qu’accomplissent les
militants jocistes dépasse les frontiè-
res de leur classe : les privilégiés du
monde ramassent en secret les miettes
qui tombent de la table des pauvres.

François MAURIAC.


Date:
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