Œuvre journalistique de François Mauriac 1937-1938

Le membre souffrant

Vendredi 28 mai 1937
Sept

Page 20

LE MEMBRE SOUFFRANT[1][1] Repris dans JMP, p. 726-28, ce texte sera déjà utilisé et renforcé — contre Claudel — en 1938, comme préface au Drame d’un peuple incompris de Victor Montserrat. Le titre choisi par Mauriac pour l'article présent renvoie à une phrase de saint Paul : « Un membre souffre-t-il ? tous les membres souffrent avec lui » (1 Co, 12, 26).

par François MAURIAC

Je voudrais ici rapprocher un petit effet d’une grande cause. Si j’ai signé ce
manifeste à propos du bombardement de Guernica[2][2] Le lundi 26 avril 1937, la petite ville de Guernica est bombardée pendant 3 heures par quatre escadrilles de bombardiers allemands de la Légion Condor au service de Franco. La ville de Guernica est le symbole de l’autonomie basque caractérisée par le respect des « fueros » . L’ampleur des destructions et la signification politique de l’événement ne se sont pas tout de suite dégagées du reste de la bataille pour faire tomber Bilbao. Les faits seront d’abord connus par le récit du correspondant du Times, témoin direct. L’Humanité reprend cette source le 29 avril, en rendant hommage au Times ( « pas d’équivalent dans la presse française » écrit Gabriel Péri dans ce numéro). Le 8 mai 1937, L’Aube et La Croix font paraître un manifeste « Pour le peuple basque » , qui rappelle le rôle de Guernica « sanctuaire des traditions basques » , signé notamment par Jacques Maritain, Gabriel Marcel, Stanislas Fumet, Jacques Madaule et Mauriac. Ce manifeste sera republié par Sept le 14 mai, complété par un appel de la Société Saint-Vincent de Paul. Comme le note Laurence Granger : « il choque une partie de l’opinion de droite car, ne mettant en cause que les nationalistes et leurs alliés, il paraît prendre fait et cause pour leurs ennemis « rouges » » (JMP, p. 726)., ce ne fut pas sans balancer : Pour-
quoi [Note: Var. « pourquoi » (MP).] ne protester que contre les atrocités d’un des partis aux prises ? Le crime, en Es-
pagne, est-il d’un seul côté ? Trouverait-on un seul exemple d’un manifeste de gauche
contre les assassinats, les viols et les sacrilèges de Barcelone[4][4] L’Église espagnole est vue par le peuple comme résolument du côté des puissants : quand se déchaîne la révolution en réponse à l’insurrection nationaliste, la République est incapable d’empêcher viols et tueries de religieux, pillages et incendies d’églises et de couvents. Il y eut environ 16000 victimes. et d’ailleurs[5][5] Cf. par exemple, « Le Retour du milicien » , Le Figaro, 11 février 1937, p. 1. ?

J’ai pourtant signé et j’en donne ici la raison[6][6] Mauriac est désormais engagé auprès des Basques. Mais cet article vise à le justifier auprès des conservateurs. : autour de ce peuple basque pro-
fondément catholique[7][7] Jean-Claude Larronde précise que Mauriac « assiste le 9 avril 1937, à Paris, à la Salle d’Encouragement pour l’Industrie, au rapport d’une Délégation anglaise composée de personnalités des Églises catholique et protestante qui s’est rendue à Valence et à Bilbao ; une phrase de ce rapport mentionne : « Le peuple basque est le peuple le plus fondamentalement religieux que nous ayons rencontré en Europe et leur religion a une profonde signification, tant sociale qu’humanitaire. » » Voir Jean-Claude Larronde, « Exil et solidarité : la Ligue internationale des Amis des Basques » , Revue internationale des études basques, 43.1 (1998), p. 151–67 (p. 161)., et aujourd’hui atteint aux sources mêmes de sa vie, dans ses en-
fants, s’empressent des communistes et des anglicans[8][8] Mauriac place au plan de la Foi le débat relatif aux actions diplomatiques (et commerciales pour celle-là) de l’URSS et de la Grande-Bretagne. [Note: Var. « Anglicans » (MP).]. Il cherche, il appelle ses frères
dans le Christ et ne les trouve pas. Il est bien temps de se demander s’il a mérité son
malheur ou si on lui peut trouver quelque excuse[10][10] Jean Lacouture, dans sa biographie de F. Mauriac (François Mauriac : 2. Un citoyen du siècle, Seuil, 1990, p. 66), indique que la controverse sur les responsables de Guernica avait encore sa place dans un magazine espagnol en 1973. ! C’est ici que j’avoue ne pas com-
prendre la position du plus grand de nos maîtres[11][11] Comme le note Laurence Granger (JMP, p. 727), il s’agit d’une allusion à Claudel qui, le 4 mai 1937, écrit dans son Journal : « Madaule et Mauriac signent un factum rédigé par Maritain en faveur des traîtres basques. J’écris à cet imbécile ce que je pense de lui » (Paul Claudel, Journal, t. II (1933-1955), texte établi et annoté par François Varillon et Jacques Petit, « Bibliothèque de la Pléiade » , Gallimard, 1969, p. 188). Six jours plus tard, Claudel terminerait un long poème intitulé « Aux Martyrs espagnols » qui servirait de préface au livre d’Esterichl, La Persécution religieuse en Espagne, traduction de Francis de Miomandre, Plon, 1937. Dans ce poème, Claudel évoque « Onze évêques, seize mille prêtres massacrés » sans rien dire des victimes de l’autre côté. Voir Paul Claudel, Œuvres poétiques, textes établis et annotés par Jacques Petit, « Bibliothèque de la Pléiade » , Gallimard, 1957, p. 567-72).. Même si les raisons qui ont fixé le
choix du peuple basque n’étaient point de celles qui échappent en partie aux étran-
gers, nous n’avons qu’un droit qui se confond avec un devoir : nous pencher sur ses
blessures. Pour le reste, Dieu seul est juge.

A un être gisant, accablé de coups, nous devons épargner les il fallait et les pour-
quoi
[12][12] Comme le note Laurence Granger (JMP, p. 727), ces formules appartiennent à son ami poète André Lafon : « Je ne vous dirai pas « il fallait » , ni « pourquoi » / parce que c’est si peu nous qui faisons notre vie. » (André Lafon, Poèmes, Éditions du Temps présent, 1912, p. 203).. En ces jours de la fête du Corps du Christ[13][13] La Fête du Saint-Sacrement ou Corpus Christi (la Fête-Dieu) commémore l’institution du sacrement de l’Eucharistie. Elle tombait le jeudi 27 mai en 1937., nous nous rappelons que lorsqu’un
membre de ce corps est souffrant, tous les autres souffrent. Il ne faut pas que le jour
où ce peuple basque s’éveillera de son cauchemar, il puisse attester que seuls les en-
nemis mortels de l’Église l’ont secouru : il [Note: Var. « ; il » (MP).] ne faut pas qu’à ses yeux le prêtre, le pha-
risien qui passent sans tourner la tête soient des catholiques ; ni qu’on lui fasse croire
que sur le turban du Bon Samaritain[15][15] Allusion à une parabole du Christ (Lc, 10, 29-35), résumée ainsi par Laurence Granger (JMP, p. 727) : « Un blessé gît au bord de la route. Un lévite, puis un prêtre juif passent sans lui venir en aide, tandis qu’un Samaritain, un païen aux yeux des Juifs, le secourt. » , il y a un marteau et une faucille.

Voilà ce qui m’a décidé. J’ai souffert de sembler apporter de l’eau, ou plutôt du
sang, au moulin communiste, de paraître fournir des armes aux hommes qui, depuis
vingt ans[16][16] La Révolution bolchevique éclate en Russie en octobre 1917., en Russie, ont montré le cas qu’ils faisaient de la vie humaine, eux qui en
fait de crimes n’ont de leçon à recevoir de personne.

Mais un peuple chrétien gît dans le fossé, couvert de plaies. Devant son malheur,
ce n’est pas faire le jeu du marxisme que de manifester au monde la profonde unité
catholique. Voici le cep et voici les pampres. L’un des rameaux est menacé de pé-
rir et toute la vigne souffre[17][17] La création mauriacienne recourt souvent à ces métaphores qui renvoient à la fois à un christianisme universel et à un ancrage régional..

Enfin, de quelque côté que nous penchions dans cette guerre atroce, quelles que
soient nos préférences, il ne semble pas que les catholiques soient libres de ne pas dé-
sirer une médiation ; et c’est pourquoi j’ai accepté d’adhérer au Comité fondé à ce
propos par Jacques Maritain[18][18] Comme le note Laurence Granger (JMP, p. 728), il s'agit du Comité français pour la paix civile et religieuse en Espagne, animé par Jacques Maritain, Gabriel Marcel, le Dr de Fresquet et Claude Bourdet. Ce Comité œuvre « à rendre moins inhumaines les conséquences de la guerre » et s’occupe de l’accueil des réfugiés basques catholiques en France (Sept, 14 mai 1937, p. 6).. A une de nos réunions, Madaule[19][19] Nous reprenons la note de Laurence Granger (JMP, p. 728) : « Jacques Madaule (1898-1993) est, dès les années 1930, l’un des intellectuels chrétiens les plus ouverts à l’idée d’un rapprochement avec les communistes. Après la guerre, il est secrétaire général du Conseil national du Mouvement de la Paix, mouvement de masse très proche du PCF. » , dont on sait que le
cœur est à gauche et tous les vœux pour Madrid disait : « Chacun de nous doit se faire
violence pour ne pas souhaiter l’écrasement du parti qu’il déteste. » Et je sentais bien,
et j’admirais toute sa volonté tendue dans un effort que Dieu voyait. Et ce que Dieu
voyait aussi ce soir-là, c’était tous ces chrétiens venus d’horizons opposés et qui pour-
tant n’avaient qu’un cœur : « Partout où sera le corps, là s’assembleront les aigles[20][20] Lc, 17, 37 dit plus précisément : « Où sera le corps, là aussi les vautours s’assembleront » , cf. Mt, 24, 28.. »



Date:
© les héritiers de François Mauriac (pour le texte des articles) et les auteurs (pour les notes)