Méditation au cimetière

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François Mauriac Méditation au cimetière Le Petit Journal 1 1938-11-02 Paris Temps présent

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Mercredi 2 novembre 1938 Le Petit Journal Méditation au cimetièreLe texte intégral de cet article est repris dans François Mauriac, sous la dir. de Jean Touzot, L’Herne, 1985, p. 17-18. Le texte est également à l’origine de l’article intitulé Cinquante ans, VI : L’Oubli, publié dans La Nouvelle Revue française du 1er octobre 1939, p. 549-551. A son tour, le texte de cet article de la NRF fut incorporé dans Les Maisons fugitives, Grasset, 1939 (in ORTC, III, 900-902). par François MAURIAC de l’Académie Française Image : photo de Mauriac à la tête de la première colonne.

AU-DELA de la route boueuse, je regarde le petit cimetière de ce village de Seine-et-OiseAncien département supprimé en 1968. La famille de Jeanne Mauriac détenait une propriété (le château de La Motte, actuelle mairie) à Vémars, commune située à l’époque dans la Seine-et-Oise.. Il est ancré en pleine argile et les morts, pour la plupart, n’y ont pas connu la corruption lente des caveaux ; ils dorment à même la terre, confondus avec elle, transformés en elleCf. Gn, 3, 19 : A la sueur de ton visage tu mangeras ton pain, jusqu’à ce que tu retournes au sol, puisque tu en fus tiré. Car tu es glaise et tu retourneras à la glaise.. C’est la revanche des pauvres que de n’être pas soumis au cercueil de plomb, ni aux concessions perpétuelles. Ils redeviennent, dans le moins de temps possible, cette part vivante de la terre qui nourrit les plantes et les hommes ; et leurs légers ossements ne se distinguent plus du minéral que par ce qu’il y subsiste d’une forme méditée, de l’ébauche d’une pensée créatrice. Ils prouvent Dieu, comme le silex taillé rend témoignage à la créature.

De ceux qui reposent là je n’ai connu qu’une vieille dame morte depuis vingt ans, et à laquelle je ne pense jamais. Tout à coup je revois cette veuve d’un grand fonctionnaire, hautaine, imposante, rusant avec la maladie, la bouche cousue sur des rancunes recuites, sur des secrets de famille, allant chaque dimanche faire sa visite à l’église où demeure le juge de tout peuple et de toute bourgeoisieCf. Jn, 5, 22 : Car le Père ne juge personne ; il a donné au Fils le jugement tout entier […].. Et tant qu’elle demeurait là, à son banc, à la première place, le grand cheval et le vieux coupé vernis et craquelé attendaient devant le porche, et le cocher en livrée verdie, coiffé d’un haut de forme à cocarde, demeurant figé, le manche du fouet contre la cuisse.

Je l’ai oubliée. Mais j’ai oublié aussi des êtres que j’avais aimés. Personne n’ose convenir de cette puissance de l’oubli en nous ; et tant que j’ai été jeune, c’était un témoignage que je me rendais volontiers ; j’étais fidèle, croyais-je, et quiconque avait pénétré dans mon cœur et dans ma vie, la mort même ne l’en pouvait chasser.

Il faut approcher des confins de la vieillesse et avoir déjà semé en cours de route beaucoup de chers compagnons et d’âmes bien-aimées, pour découvrir qu’ils connaissent en nous une seconde agonie, qu’ils subissent une nouvelle mort. Je me souviens du temps où, en ce moment de l’année, je relisais La Maison pauvre, le poème de mon ami André LafonAndré Lafon (1883-1915), dont le recueil La Maison pauvre parut en 1911 aux Éditions du Temps présent. Mauriac lui consacra une courte étude biographique en 1924 : La Vie et la mort d’un poète, publiée chez Bloud et Gay., et les larmes m’empêchaient de poursuivre longtemps ma lecture. Mais, aujourd’hui, les traits pâlissent son [sic] doux et triste visage. Aucun écho ne subsiste dans mon souvenir de cette voix qui me fut chère et dont je n’arrive plus à retrouver le timbre voilé, ni le secret frémissement.

L’Église, en nous demandant de nous souvenir, en cette fête des mortsLa Commémoration des fidèles défunts a lieu le 2 novembre, mais Mauriac pense sans doute davantage au jour de la Toussaint (le 1er novembre), jour férié consacré à la visite des tombes des proches., va à l’encontre de nos tendances les plus profondes. Et cela est si vrai que dans la plupart des familles, nul ne sait rien de son bisaïeul. Ce que nous connaissons de nos parents n’est pas transmissible à nos fils. C’est donc qu’ils ne vivent guère au dedans de nous. Si les morts n’étaient pas morts dans notre cœur, leur mémoire serait perpétuée de génération en génération.

La grâce, là encore, va contre notre infirme nature. Nous ne sommes pas plus faits pour nous souvenir des morts que pour demeurer purs. Le culte de ceux qui nous ont précédés, ce sont les religions qui nous l’enseignent, comme ce sont elles qui nous donnent quelquefois la force de dominer notre passion.

Toute la noblesse de l’homme, c’est de remonter le courant qui l’entraîne et de vaincre sa nature partout où Dieu exige qu’elle soit vaincue. Nous sommes libres de lutter contre le sommeil de la mémoire et du cœur, et pour quelques heures de vaincre en nous la puissance formidable de l’oubli. Il nous appartient de ressusciter les morts, ce soir, et de rendre la vie à cette cendre et à cette poussière qui furent un sang brûlant et une chair aimée.