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Cinquante ans, VI : L’Oubli, publié dans
AU-DELA de la route boueuse,
je regarde le petit cimetière
de ce village de Seine-et-Oise
Il est ancré en pleine argile et
les morts, pour la plupart, n’y ont
pas connu la corruption lente des
caveaux ; ils dorment à même la
terre, confondus avec elle, trans
formés
en elleA la sueur de ton visage tu mangeras ton pain, jusqu’à ce que tu retournes au sol, puisque tu en fus tiré. Car tu es glaise et tu retourneras à la glaise.
des pauvres que de n’être pas
soumis au cercueil de plomb, ni
aux concessions perpétuelles. Ils
redeviennent, dans le moins de
temps possible, cette part vivante
de la terre qui nourrit les plantes
et les hommes ; et leurs légers
ossements ne se distinguent plus
du minéral que par ce qu’il y sub
siste
d’une forme méditée, de
l’ébauche d’une pensée créatrice.
Ils prouvent Dieu, comme le silex
taillé rend témoignage à la créa
ture.
De ceux qui reposent là je n’ai
connu qu’une vieille dame morte
depuis vingt ans, et à laquelle je
ne pense jamais. Tout à coup je
revois cette veuve d’un grand
fonctionnaire, hautaine, impo
sante,
rusant avec la maladie, la
bouche cousue sur des rancunes
recuites, sur des secrets de fa
mille,
allant chaque dimanche
faire sa visite à l’église où de
meure
le juge de tout peuple et
de toute bourgeoisieCar le Père ne juge personne ; il a donné au Fils le jugement tout entier […].
qu’elle demeurait là, à son banc,
à la première place, le grand che
val
et le vieux coupé vernis et
craquelé attendaient devant le
porche, et le cocher en livrée
verdie, coiffé d’un haut de forme
à cocarde, demeurant figé, le
manche du fouet contre la cuisse.
Je l’ai oubliée. Mais j’ai oublié
aussi des êtres que j’avais aimés.
Personne n’ose convenir de cette
puissance de l’oubli en nous ; et
tant que j’ai été jeune, c’était
un témoignage que je me rendais
volontiers ; j’étais fidèle, croyais-
je,
et quiconque avait pénétré
la mort même ne l’en pouvait
chasser.
Il faut approcher des confins
de la vieillesse et avoir déjà semé
en cours de route beaucoup de
chers compagnons et d’âmes bien-
aimées,
pour découvrir qu’ils
connaissent en nous une seconde
agonie, qu’ils subissent une nou
velle
mort. Je me souviens du
temps où, en ce moment de l’an
née,
je relisais
le poème de mon ami André La
fon
de poursuivre longtemps ma lec
ture.
Mais, aujourd’hui, les traits
pâlissent son [sic] doux et triste visage.
Aucun écho ne subsiste dans mon
souvenir de cette voix qui me fut
chère et dont je n’arrive plus à
retrouver le timbre voilé, ni le
secret frémissement.
L’Église, en nous demandant de
nous souvenir, en cette fête des
morts
dances
les plus profondes. Et cela
est si vrai que dans la plupart
des familles, nul ne sait rien de
son bisaïeul. Ce que nous con
naissons
de nos parents n’est pas
transmissible à nos fils. C’est
donc qu’ils ne vivent guère au
dedans de nous. Si les morts
n’étaient pas morts dans notre
cœur, leur mémoire serait perpé
tuée
de génération en génération.
La grâce, là encore, va contre
notre infirme nature. Nous ne
sommes pas plus faits pour nous
souvenir des morts que pour de
meurer
purs. Le culte de ceux qui
nous ont précédés, ce sont les
religions qui nous l’enseignent,
comme ce sont elles qui nous
donnent quelquefois la force de
dominer notre passion.
Toute la noblesse de l’homme,
c’est de remonter le courant qui
l’entraîne et de vaincre sa nature
partout où Dieu exige qu’elle
soit vaincue. Nous sommes libres
de lutter contre le sommeil de la
mémoire et du cœur, et pour
quelques heures de vaincre en
nous la puissance formidable de
l’oubli. Il nous appartient de res
susciter
les morts, ce soir, et de
rendre la vie à cette cendre et à
cette poussière qui furent un sang
brûlant et une chair aimée.