Les Mauvais Fils

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François Mauriac Les Mauvais Fils Temps présent 1 1938-01-21 Paris Temps présent

Vendredi 21 janvier 1938 Temps présent BILLET LES MAUVAIS FILS par François MAURIAC.

L’agonie du francLe franc, dévalué en 1936 par un des premiers actes du gouvernement de Blum, ne s’était jamais remis, et sa faiblesse restait un symbole de celle du Front Populaire et du pays en général. Une deuxième dévaluation suivit en 1937, une autre en 1938. Mauriac dénonçait inlassablement la fiscalité meurtrière propagée par ce régime (voir La Voix de Thorez, Le Figaro, le 22 avril 1936). La figure de la France, toujours noble, toujours importante aux yeux d’autres pays, mais mal servie par les partis politiques, représente un thème constant (et déjà gaullien) du journalisme mauriacien. Le mot agonie, ainsi que la métaphore de la mère France prostrée sur son lit de mort, sont pourtant des éléments personnellement cruels à l’égard de Blum, dont la femme était mourante et devait décéder le lendemain, le 22 janvier 1938., la crise des alliancesLes alliances en crise, dans de début de 1938, étaient surtout celles entre la France et trois pays d’Europe de l’Est (Roumanie, Yougoslavie, Pologne), membres d’une coalition anti-fasciste orchestrée par la France mais sujette de plus en plus, comme l’article précédent l’indique, aux ingérences des pays de l’Axe., le scandale des amis, l’attention énigmatique et redoutable des ennemis, c’est cela qui empêche les politiciens de se porter aux derniers excès. Ils ressemblent à ces fils ivrognes d’une mère agonisante qui se retiennent, qui sont obligés de se contenir à cause des voisins.

Et telle est l’histoire de BonnetGeorges Bonnet (1889-1973), ministre des finances au gouvernement Chautemps, opposé à une augmentation du budget militaire et partisan d’une entente avec Hitler. Selon la presse irrévérencieuse de l’époque, la plupart de ses opinions lui furent inspirées par sa plantureuse épouse, populairement connue comme Madame Soutien-Georges. et de ChautempsCamille Chautemps (1885-1963), homme politique radical, quatre fois premier ministre et, notamment, successeur de Blum lors de la démission de celui-ci en juin 1937. Créateur de la SNCF. Réclama les pleins pouvoirs en mars 1938, et démissionna suivant le refus de cette demande ; ce fut essentiellement la fin du Front Populaire. Ministre plus tard à Vichy et jugé coupable de collaboration, mais mourut tranquillement aux États-Unis. après celle de PoincaRaymond Poincaré (1860-1934). Président de la République (1913-20) et cinq fois premier ministre, Poincaré fut un homme politique de grande taille, reconnu comme tel par Mauriac (voir BN, I, 229). Associé comme Chautemps et Bonnet après lui à l’humiliation d’une dévaluation du franc, Mauriac l’ajoute à cette liste d’illustres échecs pour montrer les limites de toute carrière politique face aux grands problèmes économiques. : dès que, grâce aux soins appropriés des hommes sages, la malade semble aller un peu moins mal, l’horrible famille recommence à faire des siennes, à casser la vaisselle, à vider les bouteilles, à porter les dernières hardes au mont-de-piété.

Ils ne vont pas jusqu’à l’assassinat. Ils sont obligés de supporter le médecin, d’obéir au médecin tant qu’il y a péril de mort. Toute la question pour eux est de savoir quand la vieille aura retrouvé assez de force pour supporter un nouveau pillage, de nouvelles batailles autour de son lit.

Ils ont cet air sournois des mauvais gars qui se sentent observés. On ne verrouille pas les portes, on n’obstrue pas les fenêtres d’une nation. Tous les peuples de la terre se demandent ce qui se passe chez cette vieille dame riche.

Son médecin, qu’il s’appelle Bonnet ou Chautemps, lui ordonne ce que le premier médecin venu lui ordonnerait : le calme, d’abord le calme ; le silence autour de la malade, s’il vous plaît !.

Mais les fils, qui entourent le lit, ne regardent pas le pauvre visage adorable et ravagé ; ils ont mieux à faire : ils s’observent les uns les autres ; ils se surveillent. Pris entre ce lit et la foule de ceux qui, du dehors, ne les perdent pas des yeux, ils hésitent, dissimulent. Socialistes, communistes, trotskystes, radicaux, jouent entre eux partie qu’il est difficile de comprendre et de suivre du dehors et qu’ils voudraient pouvoir jouer sans témoin, dans cette chambre de leur mère…

Ils voudraient pouvoir crier à cette Angleterre, à cette Allemagne, à cette Italie et aux petites nations qui, derrière elles, se pressent : Mêlez-vous de vos affaires, laissez-nous nous haïr en paix…

Mais ceux qui ont besoin que la France vive et ceux qui ont besoin que la France meure, ceux qui attendent tout de sa force, et ceux qui espèrent tout de son écroulement et de sa ruine, demeure le nez collé aux vitres, obstruent la porte…

Ses fils ravalent leur rage. Ils acceptent de mauvais grâce le médecin (après avoir mis à la porte le spécialiste que les amis de la famille avaient recommandéIl s’agit sans doute d’Édouard Herriot, qui s’était soustrait aux recommandations faites par Blum à la création d’un cabinet d’union nationale présidé par lui. Herriot (1872-1957), trois fois premier ministre et membre de l’Académie Française (1946), fut décrit plus tard par Mauriac comme le dernier mammouth de la vie parlementaire en France (BN, I, 179) et aussi comme un gros homme charmant (BN, II, 340).…). Ils le soutiendront ou ils ne le soutiendront pas : cela dépendra de la couleur des remèdes.