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Les Parisiens qui ont retrouvé le chemin de
la Comédie-Française
des découvertes. Que de monde, samedi der
nier,
à la matinée de poésie ! Qu’il subsiste
encore tant de Français pour accorder deux
heures d’attention à des récitants dont la plu
part,
il est vrai, disent fort bien les vers (et
quelques-uns même trop bien), il y aurait déjà
là de quoi s’émerveiller. Mais je fus témoin
d’un autre miracle.
Mlle Ventura
tenue de ville la scène fameuse du quatrième
acte de
laquelle j’eusse voulu que M. Pierre Hamp
assistât, lui qui tient rigueur à Racine
empereurs et de ses princesses. Sur la scène
un homme et une femme s’arrachaient l’un
de l’autre — un homme et une femme de la
même race, du même aspect que ceux qui
dans la salle faisaient silence pour les
entendre.
Ce n’est pas assez de dire que l’absence de
décors et de toges, et de tout le bric-à-brac qui
situe une pièce dans le temps, rapprochait de
nous Bérénice et Titus : l’intervalle était aboli,
nous n’étions séparés d’eux ni par des siècles,
ni par des minutes. Et qu’on ne voie pas ici
une allusion aux protagonistes très peu raci
niens
d’une récente tragédie royaleL’abdication du roi Édouard VIII d’Angleterre en faveur de son frère George VI, en décembre 1936, et son mariage en France avec Mrs Simpson, femme divorcée et de nationalité américaine, en 1937.
desquels les chroniqueurs ont rappelé
nice
Non, c’était avec chacun de nous que se
confondaient ce Titus en veston et cette Béré
nice
en robe d’après-midi. Ils n’exprimaient
pas un sentiment qui ne nous fût familier
(nous avons tous une Rome invisible qui s’op
pose
à notre passion), et dans un langage dont
ne nous gênaient ni la pompe ni l’artifice, car
ce style est approprié à des sentiments si na
turels
que les auditeurs ont l’illusion qu’eux-
mêmes
n’auraient pu parler autrement. Les
dialogues amoureux de certaines pièces d’au
jourd’hui,
qu’ils donnent dans l’emphase, dans
la trivialité ou dans la nigauderie, se ressem
blent
presque tous en ce qu’ils sonnent faux :
un artiste, ou simplement une personne qui
a l’oreille juste, ne les écoute pas sans souf
frir ;
c’est la langue d’un monde étranger, de
ce monde du mauvais théâtre qu’on ne saurait
même situer à des milliers de lieues de nous,
puisqu’en réalité il n’existe pas.
En revanche, trois cents ans ne sont rien
pour le génie. La vertu la plus étonnante de
Racine, c’est cette fraîcheur inaltérable, qu’il
faut bien avouer que Corneille
perdue, et que son rival partage avec Molière
le plaisir ressenti à entendre cette scène de
certains m’ont dit l’avoir éprouvé aux répéti
tions
du
Oronte en veston, Éliante et Célimène en
tailleur devenaient tout à coup leurs amis et
leurs maîtresses.
Pour faire passer les mauvaises pièces qui
n’ont guère plus de trente ans d’âge, comme
saire
de ressusciter les modes de l’époque : on
a recours aux robes à traîne et à gigot, avec
l’espoir que cette exactitude dans l’ajustement
des personnes rendra le spectateur moins sen
sible
à la fausseté des sentiments et aux ou
trances
du style. Par un jeu contraire, il serait
passionnant, dans ces matinées de poésie, de
faire jouer en costumes de ville toutes les
scènes de Racine où ne se trouvent pas des
rappels trop précis au lieu et à l’époque de la
tragédie. Et par exemple quel accent pren
draient
sur les lèvres d’une femme d’aujour
d’hui
les aveux retenus, puis lâchés, de Phèdre
dans la scène V de l’acte II
garçon vêtu comme un étudiant à la veille des
vacances, un beau-fils qu’elle a toujours feint
de haïr
Alors certains spectateurs
éloigne de nous
découvriraient avec effroi que ces excès de la
passion n’appartiennent pas à un monde fa
buleux,
qu’il n’est pas nécessaire d’être la
fille de Minos et de Pasiphaé
d’une créature d’aspect familier leur font hor
reur
peut-être, mais n’arrivent pas à les sur
prendre.
Le génie est toujours contemporain. Les
divisions des manuels de littérature sont fic
tives.
Et quand j’écris : le génie… Il n’existe
peut-être pas un seul bon auteur qui ne sur
vole
les siècles, les périodes et les écoles. Il
n’en est aucun où nous ne retrouvions non
seulement l’écho de nos passions, mais par
fois
les pensées qui nous semblent les plus
particulières au temps où nous vivons : ce
mois-ci, la
un
passages datés de 1783 paraissent d’hier. Par
exemple : On ne devrait écrire ce qu’on sent
qu’après un long repos de l’âme :
pas s’exprimer comme on sent, mais comme
on se souvientOn devrait ne croire ce qu’on sent qu’après un long repos de l’âme, et s’exprimer, non pas comme on sent, mais comme on se souvient.
J’ai cru longtemps qu’il n’était rien de si
faux que le tout a été dit
de La BruyèreDes ouvrages de l’esprit
) comme suit : Tout est dit, et l’on vient trop tard depuis plus de sept mille ans qu’il y a des hommes et qui pensent.
Mais plus j’avance, et plus je m’aperçois que
nous passons notre temps à retrouver des mots
oubliés, à ramasser des bagues perdues. C’est
l’ignorance où nous sommes presque tous des
œuvres dont nous parlons sans cesse et que
nous négligeons de relire, qui nous donne l’il
lusion
de la découverte.
Ces jours-ci, dans une jeune revue, un gar
çon
qui a bien de la peine à être féroce vouait
plaisamment tous ses aînés au massacre : une
Saint-Barthélemy
Qu’il se contente de brûler nos livres, ce jeune
homme, et qu’il revienne à nos classiques, ces
contemporains éternels. Il s’apercevra alors
que le débat moral à quoi se ramène notre
œuvre et dont il se déclare excédé, ce n’est pas
nous qui l’avons ouvert. Cet examen de con
science
dure depuis qu’il y a des Français hé
ritiers
des Grecs et qui sont curieux de ce qui
est humain, — des Français nés chrétiens et
qui croient à la valeur éternelle de nos actes.
Nous l’avons poursuivi avec nos pauvres
moyens, cet examen de conscience : c’est tou
jours
la même balle, mais que nos prédéces
seurs
plaçaient mieux.
Que nos cadets la ramassent à leur tour. Au
lieu de nous massacrer, qu’ils nous continuent.
Et qu’ils en croient Baudelaire
artistes, de génération en génération, n’a ja
mais
rendu et ne rendra jamais qu’un seul
témoignage : ils mettent en lumière la dignité
de l’hommePhares
dans
Car c’est vraiment, Seigneur, le meilleur témoignage
Que nous puissions donner de notre dignité
Que ce long hurlement qui roule d’âge en âge,
Et vient mourir au bord de votre éternité !