Œuvre journalistique de François Mauriac 1937-1938

Matinée de poésie

Dimanche 17 janvier 1937
Le Temps

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TRIBUNE LIBRE

Matinée de poésie[1][1] Cet article a été repris dans : OC, XI, 249-252 ; J3, p. 99-105 ; et JMP, p. 233-236.

Les Parisiens qui ont retrouvé le chemin de
la Comédie-Française[2][2] Fondée en 1680 sous Louis XIV, la Comédie-Française occupe depuis 1799 la Salle Richelieu au Palais-Royal dans le 1er arrondissement de Paris. n’ont pas fini d’y faire
des découvertes. Que de monde, samedi der-
nier, à la matinée de poésie ! Qu’il subsiste
encore tant de Français pour accorder deux
heures d’attention à des récitants dont la plu-
part, il est vrai, disent fort bien les vers (et
quelques-uns même trop bien), il y aurait déjà
là de quoi s’émerveiller. Mais je fus témoin
d’un autre miracle.

Mlle Ventura[3][3] Marie Ventura, née Aristida Maria Ventura, (1888-1954), actrice française, sociétaire de la Comédie-Française en 1922 qu’elle quittera en 1941. Elle a joué dans le répertoire classique et tourna dans quelques films (Gibier de potence, 1922). et M. Escande[4][4] Maurice Escande (1892-1973) est entré à la Comédie-Française en 1918 ; il en est devenu successivement sociétaire (1934), doyen (1956-1960) et administrateur général (1960-1970). jouèrent en
tenue de ville la scène fameuse du quatrième
acte de Bérénice[5][5] Bérénice (1670), cette tragédie de Racine comporte 5 actes.. Expérience saisissante, à
laquelle j’eusse voulu que M. Pierre Hamp[6][6] Hamp (Henri Bouillon, dit Pierre) est un romancier et journaliste français (1876-1962). Auteur populiste et chroniqueur à L’Humanité, il a évoqué les conditions de travail à tous les échelons de la hiérarchie dans une série intitulée : La Peine des hommes.
assistât, lui qui tient rigueur à Racine[7][7] Jean Racine (1639-1699). de ses
empereurs et de ses princesses. Sur la scène
un homme et une femme s’arrachaient l’un
de l’autre — un homme et une femme de la
même race, du même aspect que ceux qui
dans la salle faisaient silence pour les
entendre.

Ce n’est pas assez de dire que l’absence de
décors et de toges, et de tout le bric-à-brac qui
situe une pièce dans le temps, rapprochait de
nous Bérénice et Titus : l’intervalle était aboli,
nous n’étions séparés d’eux ni par des siècles,
ni par des minutes. Et qu’on ne voie pas ici
une allusion aux protagonistes très peu raci-
niens d’une récente tragédie royale[8][8] Explication de Jean Touzot (JMP, p. 234) : « L’abdication du roi Édouard VIII d’Angleterre en faveur de son frère George VI, en décembre 1936, et son mariage en France avec Mrs Simpson, femme divorcée et de nationalité américaine, en 1937. » , à propos
desquels les chroniqueurs ont rappelé Béré-
nice
avec trop de facilité.

Non, c’était avec chacun de nous que se
confondaient ce Titus en veston et cette Béré-
nice en robe d’après-midi. Ils n’exprimaient
pas un sentiment qui ne nous fût familier
(nous avons tous une Rome invisible qui s’op-
pose à notre passion), et dans un langage dont
ne nous gênaient ni la pompe ni l’artifice, car
ce style est approprié à des sentiments si na-
turels que les auditeurs ont l’illusion qu’eux-
mêmes n’auraient pu parler autrement. Les
dialogues amoureux de certaines pièces d’au-
jourd’hui, qu’ils donnent dans l’emphase, dans
la trivialité ou dans la nigauderie, se ressem-
blent presque tous en ce qu’ils sonnent faux :
un artiste, ou simplement une personne qui
a l’oreille juste, ne les écoute pas sans souf-
frir ; c’est la langue d’un monde étranger, de
ce monde du mauvais théâtre qu’on ne saurait
même situer à des milliers de lieues de nous,
puisqu’en réalité il n’existe pas.

En revanche, trois cents ans ne sont rien
pour le génie. La vertu la plus étonnante de
Racine, c’est cette fraîcheur inaltérable, qu’il
faut bien avouer que Corneille[9][9] Pierre Corneille (1606-1684). a en partie
perdue, et que son rival partage avec Molière[10][10] Jean-Baptiste Poquelin, dit Molière (1622-1673). :
le plaisir ressenti à entendre cette scène de
Bérénice jouée par des acteurs non costumés,
certains m’ont dit l’avoir éprouvé aux répéti-
tions du Misanthrope[11][11] Le Misanthrope ou l’Atrabilaire amoureux (1666), comédie en cinq actes de Molière. où Alceste, Philinte et
Oronte en veston, Éliante et Célimène en
tailleur devenaient tout à coup leurs amis et
leurs maîtresses.

Pour faire passer les mauvaises pièces qui
n’ont guère plus de trente ans d’âge, comme
les Affaires sont les affaires[12][12] Comédie en trois actes d’Octave Mirbeau qui jouit d’une grande popularité depuis sa représentation à la Comédie-Française le 20 avril 1903., il devient néces-
saire de ressusciter les modes de l’époque : on
a recours aux robes à traîne et à gigot, avec
l’espoir que cette exactitude dans l’ajustement
des personnes rendra le spectateur moins sen-
sible à la fausseté des sentiments et aux ou-
trances du style. Par un jeu contraire, il serait
passionnant, dans ces matinées de poésie, de
faire jouer en costumes de ville toutes les
scènes de Racine où ne se trouvent pas des
rappels trop précis au lieu et à l’époque de la
tragédie. Et par exemple quel accent pren-
draient sur les lèvres d’une femme d’aujour-
d’hui les aveux retenus, puis lâchés, de Phèdre
dans la scène V de l’acte II[13][13] Phèdre (1677), tragédie en cinq actes de Racine., adressés à un
garçon vêtu comme un étudiant à la veille des
vacances, un beau-fils qu’elle a toujours feint
de haïr[14][14] Rappelons que Mauriac est lui-même en train de travailler à sa première création théâtrale : Asmodée et que ce thème apparaitra dans la pièce. : « On dit qu’un prompt départ vous
éloigne de nous[15][15] C’est Phèdre qui s’adresse ainsi à Hippolyte (Phèdre, V, 2).
» Alors certains spectateurs
découvriraient avec effroi que ces excès de la
passion n’appartiennent pas à un monde fa-
buleux, qu’il n’est pas nécessaire d’être la
fille de Minos et de Pasiphaé[16][16] C’est ainsi que le personnage de Phèdre est présenté dans la pièce de Racine., et que ces cris
d’une créature d’aspect familier leur font hor-
reur peut-être, mais n’arrivent pas à les sur-
prendre.

Le génie est toujours contemporain. Les
divisions des manuels de littérature sont fic-
tives. Et quand j’écris : le génie… Il n’existe
peut-être pas un seul bon auteur qui ne sur-
vole les siècles, les périodes et les écoles. Il
n’en est aucun où nous ne retrouvions non
seulement l’écho de nos passions, mais par-
fois les pensées qui nous semblent les plus
particulières au temps où nous vivons : ce
mois-ci, la Nouvelle Revue française publiait
un Journal inédit de Joubert[17][17] Joseph Joubert (1754-1824), moraliste et essayiste français. Ses Carnets seraient publiés chez Gallimard en 1938 dans une édition établie par André Beaunier. dont certains
passages datés de 1783 paraissent d’hier. Par
exemple : « On ne devrait écrire ce qu’on sent
qu’après un long repos de l’âme : il ne faut
pas s’exprimer comme on sent, mais comme
on se souvient
[18][18] Pensées, essais, maximes et correspondance de J. Joubert, recueillis et mis en ordre par M. Paul Reynal, t. 2, Le Normant, 1850, p. 107. La citation est à restituer comme suit dans cette édition : « On devrait ne croire ce qu’on sent qu’après un long repos de l’âme, et s’exprimer, non pas comme on sent, mais comme on se souvient. » . »

J’ai cru longtemps qu’il n’était rien de si
faux que le « tout a été dit[19][19] L’auteur commence la première partie des Caractères ( « Des ouvrages de l’esprit » ) comme suit : « Tout est dit, et l’on vient trop tard depuis plus de sept mille ans qu’il y a des hommes et qui pensent. » » de La Bruyère[20][20] Jean de La Bruyère (1645-1696), auteur de Les Caractères ou les Mœurs de ce siècle (1688)..
Mais plus j’avance, et plus je m’aperçois que
nous passons notre temps à retrouver des mots
oubliés, à ramasser des bagues perdues. C’est
l’ignorance où nous sommes presque tous des
œuvres dont nous parlons sans cesse et que
nous négligeons de relire, qui nous donne l’il-
lusion de la découverte.

Ces jours-ci, dans une jeune revue, un gar-
çon qui a bien de la peine à être féroce vouait
plaisamment tous ses aînés au massacre : une
Saint-Barthélemy[21][21] Allusion au massacre de la Saint-Barthélemy quand des milliers de protestants furent tués à Paris, le 24 août 1572. littéraire s’impose, selon lui.
Qu’il se contente de brûler nos livres, ce jeune
homme, et qu’il revienne à nos classiques, ces
contemporains éternels. Il s’apercevra alors
que le débat moral à quoi se ramène notre
œuvre et dont il se déclare excédé, ce n’est pas
nous qui l’avons ouvert. Cet examen de con-
science dure depuis qu’il y a des Français hé-
ritiers des Grecs et qui sont curieux de ce qui
est humain, — des Français nés chrétiens et
qui croient à la valeur éternelle de nos actes.
Nous l’avons poursuivi avec nos pauvres
moyens, cet examen de conscience : c’est tou-
jours la même balle, mais que nos prédéces-
seurs plaçaient mieux.

Que nos cadets la ramassent à leur tour. Au
lieu de nous massacrer, qu’ils nous continuent.
Et qu’ils en croient Baudelaire[22][22] Charles Baudelaire (1821-1867), auteur des Fleurs du mal (1857) et un des poètes préférés de Mauriac. : l’œuvre des
artistes, de génération en génération, n’a ja-
mais rendu et ne rendra jamais qu’un seul
témoignage : ils mettent en lumière la dignité
de l’homme[23][23] Allusion à la dernière strophe des « Phares » dans Les Fleurs du mal :
« Car c’est vraiment, Seigneur, le meilleur témoignage
Que nous puissions donner de notre dignité
Que ce long hurlement qui roule d’âge en âge,
Et vient mourir au bord de votre éternité ! »
.

FRANÇOIS MAURIAC


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