Œuvre journalistique de François Mauriac 1937-1938

Manifestes

Vendredi 1er avril 1938
Temps présent

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BILLET

MANIFESTES

par François MAURIAC.

Ce n’est point assez que d’aimer
la paix, il faut croire en elle et
c’est déjà lui faire injure que d’ac-
cueillir dans son esprit l’idée que
nous n’éviterons pas la guerre. Il
m’importerait fort peu que les trei-
ze écrivains (dont je suis), qui ont
prétendu donner au pays l’exemple
de leur fraternité[1][1] Allusion au texte collectif « Pour l’union nationale des écrivains français donnent l’exemple » publié dans Le Figaro du 20 mars 1938. L’appel a également paru dans Ce soir et dans Le Temps. Les treize écrivains qui l’ont signé sont : Aragon, Georges Bernanos, André Chamson, Colette, Lucien Descaves, Louis Gillet, Jean Guéhenno, André Malraux, Jacques Maritain, Henry de Montherlant, Jules Romain, Jean Schlumberger et François Mauriac., en aient reçu
moins d’applaudissements que d’in-
jures, si quelques-uns ne les
avaient, en outre, accusés d’avoir
obéi à l’esprit de guerre et de
s’être livrés à un exercice de « pré-
mobilisation[2][2] Il y a eu des réactions vives dans les milieux pacifistes, exprimées notamment dans La Flèche ou dans Les Feuilles libres de la Quinzaine du 25 mars. Cf. Jean-François Sirinelli, Intellectuels et passions françaises : manifestes et pétitions au XXe siècle, Gallimard, 1996, p. 183. » .

En ce qui me concerne, j’ai tou-
jours cru que, de toutes les raisons
qui rendraient hésitant un agres-
seur, la plus forte devait être cette
unanimité dont la France a donné
l’exemple le 2 août 1914[3][3] Ce fut le début de « l’Union sacrée » par laquelle toutes les forces syndicales et politiques — y compris la CGT et la SFIO — se rassemblèrent pour soutenir l’effort de guerre.. Ainsi, ai-
je consenti à une manifestation qui
est allé à l’encontre de ce que je
souhaitais, puisqu’elle a éclairé
d’une lumière plus cruelle nos hai-
nes et nos abîmes.

En lisant dimanche matin le ma-
nifeste de l’Union nationale qui
s’oppose au nôtre[4][4] « Un troisième manifeste d’écrivains et d’intellectuels sur l’Union nationale » , Le Figaro, 27 mars 1938, p. 2. Parmi les signataires, outre les noms cités par Mauriac plus bas, on trouvait ceux de Robert Brasillach, Pierre Drieu La Rochelle, Thierry Maulnier, Ramon Fernandez, François Le Grix, Daniel Halévy, Henri Massis, entre autres., je pensais, dans
la simplicité de mon cœur, qu’on
ne saurait donner l’exemple de la
réconciliation qu’avec des adversai-
res. Que mes confrères et amis An-
dré Bellessort[5][5] André Bellessort (1866-1942), fut poète, romancier et auteur de récits de voyage. Collaborateur au Temps et à Je Suis Partout, proche de l’Action française, il fut élu à l’Académie française en 1935., Pierre Benoit[6][6] Pierre Benoît (1886-1962) fut un romancier à succès, auteur de romans d’aventure, et connu pour ses opinions politiques conservatrices. Il fut élu à l’Académie française en 1931., Léon
Bérard[7][7] Léon Bérard (1876-1960) fut un homme politique béarnais, membre de plusieurs cabinets ministériels avant d’être élu à l’Académie française en 1934. Homme de Centre gauche au début de sa carrière, évoluant vers la droite, il fut ambassadeur de Vichy près le Saint-Siège de 1940 à 1944., Abel Bonnard[8][8] Abel Bonnard (1883-1968), fut journaliste, romancier et essayiste proche de l’Action française et du Parti populaire français. Élu à l’Académie française en 1932, il compta parmi les écrivains collaborationnistes. Réfugié en Espagne à la Libération, il est condamné à mort par contumace en 1945., André
Chaumeix[9][9] André Chaumeix (1874-1955), agrégé de Lettres, entra au Journal des débats et en devint le rédacteur en chef. Journaliste reconnu, critique ayant acquis une réelle autorité, il collabora au Gaulois, au Figaro et à La Revue des deux mondes dont il prit la direction en 1937. Élu à l’Académie française en 1931, il reçut François Mauriac sous la Coupole en 1933 alors qu’il n’appréciait pas vraiment l’œuvre du récipiendaire. et Louis Madelin[10][10] Louis Madelin (1871-1956), agrégé d’histoire, fut le grand spécialiste de la Révolution et du premier Empire pendant des décennies. Il fut, le temps d’une législature (1924-1928) député des Vosges, portant les couleurs de la Fédération républicaine. Il fut élu à l’Académie française en 1927. soient

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d’accord sur ce qu’il conviendrait
de tenter aujourd’hui pour le salut
de la patrie, nous nous en dou-
tions. Cette profession de foi com-
mune à des gens d’un même parti
offre peut-être quelque intérêt,
mais il m’échappe.

Ce qu’il importerait de connaî-
tre, c’est le terrain où en cas de
péril, ces Français de droite pour-
raient rejoindre les Français de
gauche. Toute la question est là :
à tort ou à raison, les treize ont cru
qu’il fallait trouver le mouvement
en marchant et commencer par
traiter en frères les hommes les
plus éloignés de nous.

Même les « représentants d’un
gouvernement étranger[11][11] Citation de la fin de l’avant-dernier paragraphe du « Troisième manifeste » dont il est question plus haut : « Français de toutes conditions, ouvriers, paysans, classes moyennes, intellectuels, on ne doit pas vous parler d’union pour vous éviter de faire un effort, mais au contraire afin de le faire ensemble, entre Français, et non avec les représentants d’un gouvernement étranger. » » ? Oui,
même ceux-là : il le faut bien ! Ce
n’est pas la première fois que la
France connaît ce malheur : la
guerre de Cent ans[12][12] Les Français se divisèrent lors de la guerre qui opposa la couronne de France au roi d’Angleterre de 1337 à 1453. Ce fut le cas entre les Armagnacs et les Bourguignons au début du XVe siècle alors même que le territoire était pour partie occupé par les Anglais., la Fronde[13][13] Période de révolte (1648–53) contre l’autorité monarchique pendant la minorité de Louis XIV alors que la France était en guerre avec l’Espagne., les
guerres de religion[14][14] On sait que les deux camps qui s’opposèrent, catholiques et protestants, de 1562 à 1598 reçurent le soutien, pour les premiers, de l’Espagne et, pour les seconds, de l’Angleterre élisabéthaine. la virent par-
tagée en deux factions qui avaient
l’une et l’autre des soutiens au delà
des frontières.

Aucun journal, aucune revue de
droite n’ont-ils reçu d’un gouverne-
ment étranger des directives et des
subsides ? J’ignore si les signatai-
res du manifeste des écrivains na-
tionaux ont sur ce point quelques
lumières. Mais le plus sûr serait
d’écarter cette paille ou cette pou-
tre[15][15] Allusion aux paroles du Christ : « Qu’as-tu à regarder la paille qui est dans l’œil de ton frère ? Et la poutre qui est dans ton œil à toi, tu ne la remarques pas ! Ou bien comment vas-tu dire à ton frère : « Laisse-moi ôter la paille de ton œil » , et voilà que la poutre est dans ton œil ! Hypocrite, ôte d’abord la poutre de ton œil, et alors tu verras clair pour ôter la paille de l’œil de ton frère » (Mt, 7, 3-5). de nos discussions si nous vou-
lons sauver la paix.



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