Œuvre journalistique de François Mauriac 1937-1938

Le Malentendu

Vendredi 2 septembre 1938
Temps présent

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BILLET

Le Malentendu

par François MAURIAC.

L’automne précoce enveloppe la maison[1][1] Malagar, évidemment, où Mauriac, loin du tumulte politique de Paris et entouré de gens qui « ne lisent pas les journaux » , compose un article typiquement « malagarien » , imbu de réflexions sur les petites gens, les enfants, et de la présence de Dieu dans la campagne. d’un vent pluvieux et les escadres de nuages se hâtent vers un but inconnu. Si le soleil ne revient pas, le vin n’aura pas de degré… Voilà ce que les gens répètent autour de moi et aucun ne songe qu’aujourd’hui 29 août, ou peut être dans la semaine qui vient, nous saurons ce que dissimule cette main fermée et levée au-dessus de nous…

J’ai conscience que dans six semaines, à Paris, quelqu’un d’important me dira : « Durant les derniers d’août, nous avons été à deux doigts de la guerre… » Si pourtant la catastrophe survenait, ce serait, pour tout cet humble monde qui m’entoure, une stupeur : rien ne les y aurait préparés car ils ne lisent pas les journaux qu’ils reçoivent.

Les journaux n’ont pas, dans les campagnes, autant d’influence qu’on le croit. Il y a encore des paysans qui ne savent pas lire. Mais même ceux qui savent lire ne déchiffrent guère que les titres.

Le vrai est que le langage des journaux est un langage savant. Il ne sont pas écrits dans l’idiome dont on use ici, et qui ne comprend guère que des termes concrets. Et de même, le grand malentendu entre les catéchistes et les enfants qu’ils ont mission d’instruire porte sur la langue : les clercs se servent d’un vocabulaire inconnu des petits.

Rien n’est irritant comme d’entendre des dames catéchistes se gausser ou se scandaliser des réponses idiotes ou saugrenues des enfants de la première communion. Ces petits, de génération en génération, sont victimes de maîtres qui leur parlent chinois. Hé quoi ! La plupart d’entre nous (soyons francs !) sont incapables d’une lecture directe des philosophes et des théologiens : et nous nous contentons des commentaires que les spécialistes en rédigent à notre intention[2][2] Mauriac lui-même ne lisait-il au moins autant de commentaires sur les livres que les livres eux-mêmes ? — et nous voudrions que les enfants des écoles primaires qui savent appeler par leur nom une bille, une orange, un gâteau, un cahier, mais qui ne connaissent presque aucun mot en ion (sauf punition et pension) se fassent une idée de l’Incarnation, de la Rédemption, de la Transsubstantiation…

Le psittacisme qui est à la base de l’enseignement religieux, le mot à mot théologique imposé à des enfants, est une vieille erreur indéracinable ; c’est le geste, prolongé à travers les siècles, des disciples qui empêchaient les petits d’approcher du Seigneur[3][3] Mt, 19, 13 : « Alors des petits enfants lui furent présentés, pour qu’il leur imposât les mains en priant ; mais les disciples les rabrouèrent. » .

Certes, il ne s’agit pas de niaiser et de bêtifier, ni de se mettre à quatre pattes pour raconter aux enfants qu’il y a un Père qui est au ciel[4][4] Allusion aux premiers mots du Pater : « Notre Père qui es dans les cieux, […] » (Mt, 6, 9). et que quelqu’un les a aimés jusqu’à donner sa vie[5][5] Cf. I Jn, 3, 16 : « A ceci nous avons connu l’amour : celui-là a donné sa vie pour nous. » . Mais il faudrait retrouver le langage des humbles, qui n’est pas celui de la théologie : des mots aussi simples que vigne et vignerons[6][6] Cf. Jn, 15, 1 : « Je suis la vigne véritable et mon Père est le vigneron. » ; que grain de blé[7][7] Cf. Jn, 12, 24 : « si le grain de blé tombé en terre ne meurt pas, il demeure seul ; mais s’il meurt, il porte beaucoup de fruit. » et que lys des champs[8][8] Cf. Mt, 6, 28–29 : « Observez les lis des champs, comme ils poussent : ils ne peinent ni ne filent. Or je vous dis que Salomon lui-même, dans toute sa gloire, n’a pas été vêtu comme l’un d’eux. » , que loup et que brebis[9][9] Cf. Jn, 10, 11–12 : « Je suis le bon pasteur ; le bon pasteur donne sa vie pour ses brebis. Le mercenaire, qui n’est pas le pasteur et à qui n’appartiennent pas les brebis, voit-il venir le loup, il laisse les brebis et s’enfuit, et le loup s’en empare et les disperse. » , qu’enfant qui se débauche et que père qui pardonne[10][10] Allusion à la parabole de l’Enfant prodigue (Lc, 15, 11–32). ; le langage des humbles, le langage de Dieu.



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