Œuvre journalistique de François Mauriac 1937-1938

La Maison au bord du fleuve

Vendredi 3 décembre 1937
Gringoire

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LES LETTRES

LA MAISON AU BORD DU FLEUVE (Souvenirs bordelais)

par François MAURIAC, de l’Académie française

(a) [Note: (a) « Il m’arrive une aventure merveilleuse » add.] J’AVAIS écrit autrefois Mes plus lointains souvenirs[2][2] Mauriac fait référence au texte qui parut en 1929 chez Hazan et qui fut réuni avec celui de « Bordeaux » déjà publié en 1926 chez Émile-Paul. Les deux constituent Commencements d’une vie (Grasset, 1932). OA, p. 69-110., cédant à ce désir que nous éprouvons tous de ressusciter un instant ce monde de notre enfance connu de nous seul, les bonnes gens disparues, les paysages familiers des vacances, tout ce modeste univers anéanti qui ne survit plus que dans notre cœur. Ces plus lointains souvenirs, quand nous nous décidons à les rédiger, nous nous les racontons surtout à nous-même, sachant bien que nos lecteurs n’imagineront pas ce visage, ce sourire, cette maison, ce tournant d’allée tels qu’ils furent, (b) [Note: (b) « qui n’existe que par nos [ ?] » biffé.] tels qu’ils demeurent vivants encore en nous et dont le charme est, par essence, incommuniquable[4][4] [sic] (c) [Note: (c) « incommunicable » ms.].

Or à la même époque où j’étais un petit garçon de Bordeaux dont la vie s’écoulait sur les quais, dans une cour de récréation, dans les (d) [Note: (d) « squares » biffé.] vieilles rues brumeuses ou dévorées de soleil, où j’étais un enfant qu’un landau emportait, durant les soirs de juin, vers une propriété à sept kilomètres de la ville[7][7] Il s’agit de Château-Lange à Gradignan (cf. Commencements d’une vie, Grasset, 1932 : « Que les distances étaient longues autrefois ! Je me rappelle, à la fin de juillet, par les soirs de poussière et d’horrible chaleur, du trajet en landau jusqu’à Château-Lange. Ces sept kilomètres nous étaient un véritable voyage » (OA, p. 75)., une petite fille qui s’appelait Jeanne Alleman[8][8] Jeanne Marie Bernarde Alleman (1885-1938), professeur d’histoire et de littérature de Jeanne Lafon, future épouse de François Mauriac. C’est chez elle qu’eut lieu la rencontre. Elle fut la marraine de Luce Mauriac (1919- ) épouse Le Ray, troisième enfant du couple. Jeanne Alleman passa son enfance dans un hôtel particulier, Place de la Bourse à Bordeaux. Son père qui dirigea une fabrique de bouchons fut ruiné par l’épidémie de phylloxéra et la famille dut s’installer dans la chartreuse du Casin à la Tresne. Devenue professeur, elle publia sous le pseudonyme de Jean Balde — nom choisi en hommage à son grand-oncle Jean-François Bladé — des poèmes et des romans nostalgiques de l’avant-guerre. Elle était amoureuse d’André Lafon. respirait le même parfum (e) [Note: (e) « odeur de brumes » biffé.] d’épices (f) [Note: (f) « écoutait les sirènes dans la brume » add.] et de saumure que les magasins du quartier Saint- Michel[11][11] Quartier cosmopolite et populaire où se trouvaient des charpentiers, des forgerons et des armuriers. épandent sur le trottoir, écoutait les mêmes sirènes crier dans le brouillard, s’émouvait à voir les troupeaux d’émigrants bariolés et sordides, rêvait devant les voiles de morutiers et se répétait les noms des transatlantiques. Son cœur battait comme le mien quand passait dans la rue, avec un grand bruit de ferraille, la voiture à pétrole de Mme Escarraguel[12][12] Une des grandes familles de Bordeaux. Les frères Dominique et Grégoire avaient construit le phare au Cap Ferret en 1836-38.. Mon enfance revit dans la sienne, la recoupe si j’ost dire, et il se trouve que nous sommes (g) [Note: (g) « nous nous trouvons être deux » add.] deux, par miracle, à connaître les choses indicibles de notre passé obscur. Grâce à l’auteur de La Maison au bord du fleuve (h) [Note: (h) « La M. au b du fleuve » ms.] (1), je ne suis plus seul tête à tête avec mon enfance. Quelqu’un est en tiers dans notre colloque : je sais tout de ce que cette petite fille a rêvé et elle connaît jusqu’au moindre parfum des rues d’autrefois qui a fait frémir mes narines.

Il existe (i) [Note: (i) « y a » add.] dans (j) [Note: (j) « dans cette maison au bord du fleuve de tels événements » add. biffé.] ses souvenirs tels épisodes que j’ai vécus (k) [Note: (k) « vécu » ms.] moi-même avec une exactitude hallucinante : par exemple l’histoire du cheval emballé, les longs trajets en voiture dans le milord, sur les routes du Bazadais[18][18] Région de Bazas, ville située à vingt kilomètres au sud de Malagar. [Note: (1) Par Jean Balde (Éditions Delmas).] comme si Dieu nous distribuait à tous la même enfance, pareille à ces cahiers d’écolier où les lettres sont tracées d’avance en pointillé (l) [Note: (l) « telle expérience » biffé.] et qu’il n’y a plus qu’à recouvrir.

Aujourd’hui, Jeanne Alleman est devenue Jean Balde : La Vigne et la Maison, qui a obtenu (m) [Note: (m) « reçu / eu » biffé.] le prix Northcliffe, et Reine d’Arbieux[22][22] Tous les deux publiés chez Plon en 1922 et 1928. Le Prix Northcliffe fut créé en 1921 par l’épouse de Lord Northcliffe (Alfred Harmsworth), propriétaire du Times. Il avait une valeur de quarante livres sterling. La Vigne et la maison l’obtint en 1923., grand prix du roman de l’Académie française, l’ont placée au premier rang des romanciers de la terre de France ; le recueil de souvenirs qu’elle nous donne aujourd’hui a une saveur, un bouquet (n) [Note: (n) « particulier et qui rappelle plus directement que d’autres livres m[ ?] illustre » add.] concentré qui est celui de tous ses livres, mais qu’on trouve ici, si j’ose dire, à l’état pur. Ce n’est pas seulement le vieux Bordeaux, la Tresne, le Bazadais, Arcachon[24][24] Ville balnéaire à l’ouest de Bordeaux, rendue célèbre par la mode des bains de mer et par la venue de Napoléon III, en 1863. qui revivent dans ces pages. La ville et le fleuve courbe, toute la douce et brûlante Guyenne[25][25] Nom ancien de l’Aquitaine, région du sud-ouest de la France. se composent et s’ordonnent autour d’une figure centrale, d’une figure de jeune fille : jeune fille de la race royale des (o) [Note: (o) « Guérin » biffé.] Jacqueline Pascal, des Eugénie de Guérin[27][27] Voir Blaise Pascal et sa sœur Jacqueline (Hachette, 1931 ; OC, vol?, 151-259) et « Maurice et Eugénie de Guérin » dans Mes grands hommes (Éditions du Rocher, 1949 ; OC, vol?, 329-432). Toutes les deux célibataires elles vouaient un culte à leur frère et une adoration maternelle..

(p) [Note: (p) « Qu’elle ne » add. biffé.] Que sa modestie, que sa délicatesse se rassurent : je ne parlerai pas d’elle, sinon pour m’enchanter moi-même jusqu’aux larmes d’une page comme celle-ci que je ne me retiens pas de citer : « Pendant seize ans, ma vie s’est usée entre Bordeaux et La Tresne en allées et venues presque quotidiennes. L’hiver, je partais souvent dans la nuit noire. Sur le quai de la gare, en attendant le petit train poussif, astucieusement baptisé tramway de Cadillac[29][29] Ville située à dix kilomètres au nord-ouest de Malagar. — sans doute pour décrocher l’autorisation de passer sur la route — je regardais monter une aube mouillée derrière les ramures du château La Tresne. Quand je débarquais à La Bastide[30][30] La Bastide, sur la rive droite de le Garonne, était un faubourg populaire et industriel (surtout des chantiers navals) qui a bénéficié de la construction du Pont de Pierre (terminé en 1822) qui réunit les deux rives, et de la gare d’Orléans en 1852., les commerçants ouvraient leurs volets. Le soir, après la journée de cours, traversant le pont[31][31] A une quinzaine de kilomètres de Bordeaux., mes yeux se reposaient sur le fleuve scintillant des feux des bateaux. Les retours nocturnes sur la route déserte ne m’effrayaient pas. Il y avait de beaux soirs d’hiver où la lune brillait comme un quartier de glace sur les peupliers. Une lampe étoilait dans l’ombre notre Casin et je respirais l’odeur de la terre grasse. »

Nous sentons bien qu’ici la beauté formelle ne suffirait pas à nous émouvoir : (q) [Note: (q) « des mots ne serait rien que » biffé.] la palpitation de ces mots si simples est celle d’un cœur vivant. Ce qui s’exprime dans ce texte admirable, c’est ce que Pascal fait tenir en quatre mots griffonnés en marge du manuscrit des Pensées : « grandeur de l’âme humaine[33][33] Pensées, B.378, L.518 : « C’est sortir de l’humanité que de sortir du milieu ; la grandeur de l’âme humaine consiste à savoir s’y tenir. » [http://fr.wikisource.org/wiki/Page:%C5%92uvres_de_Blaise_Pascal,_XIII.djvu/305]… » Nous ajouterons : « grandeur de l’âme féminine » , qui est bien ce qu’il y a au monde de plus grand. Grandeur qui s’ignore d’une jeune âme donnée jour après jour, riche de sa foi en Dieu, de sa tendresse (r) [Note: (r) « amour » add.] pour les siens, et du don de (s) [Note: (s) « la poésie sur la solitude et la joie » add.] poésie qui lui a été départi. Poésie de Jean Balde, poésie familière, que la muse de Jammes a inspirée[36][36] Francis Jammes (1868-1938). Mauriac vouait un culte au poète béarnais, en élevant sa poésie au même niveau que celui de Claudel et de Valéry., et toute mêlée à l’humble vie.

Petite-nièce de Jean-François Bladé[37][37] Jean-François Bladé (1827-1900), magistrat et historien est surtout connu pour avoir collecté les traditions orales de la Gascogne. (cf. Jacques Monférier, Jean Balde, Mollat, 1997.), notre amie girondine n’avance pas comme une muse romantique, une lyre à la main, le front perdu dans les étoiles. En vérité, un livre de souvenirs comme La Maison au bord du fleuve renseignerait mieux qu’un étranger sur la vie de la province française, sur le drame d’une famille terrienne, que les plus savants ouvrages.

Ce livre jette (t) [Note: (t) « il jette / éclaircis [sic] d’une vive » add.] aussi une vive lumière sur le secret de la formation d un écrivain. Ce qui nous y apparaît d’abord, c’est (u) [Note: (u) « Nous ne voyons d’abord au long de ces pages comment » add.] comment Jean Balde a composé son propre bouquet, mais ce qu’elle nous livre vaut pour beaucoup d’autres. (v) [Note: (v) « Ce serait une erreur de croire que » add. « S’il fallait importance d’un livre comme » biffé.] Ce recueil (w) [Note: (w) « de souvenirs » add./margemph>.] bordelais n’intéresse pas seulement les Bordelais. Que Jean Balde en ait eu ou non le dessein, il se trouve que La Maison au bord du fleuve nous découvre la nappe profonde où l’inspiration de tout un groupe d’écrivains a trouvé son aliment[42][42] Sans doute Mauriac pense-t-il surtout à André Lafon et à Jean de la Ville de Mirmont. Ce dernier (1886-1914) monta à Paris en 1908. Son recueil de poèmes L’Horizon chimérique fut publié après sa mort et mis en musique par Gabriel Fauré.. (x) [Note: (x) « Les poèmes d’André Lafon et de Jean de la Ville de Mirmont » biffé.] J’ai dit que les rues et les routes suivies par le milord des parents de Jean Balde coupent celles où j’ai roulé vers la même époque, meurtri par le dur strapontin de la victoria familiale. Quand Jean Balde se rendait de La Tresne à Bazas, elle passait au bas de la terrasse de mon Malagar[44][44] Après le partage des propriétés de la famille Mauriac hérita Malagar. « Malagar est à nous » , écrivit-il à sa Jeanne, le 1er janvier 1927.. Pas très loin du jardin de La Tresne où elle (y) [Note: (y) « Jean Balde » add.] a grandi, (z) [Note: (z) « bord de la même rivière à » « Cenon » « sur la même rive Jacques Rivière » add. biffé] un petit lycéen, qui s’appelait Jacques Rivière, passait de rêveuses vacances, et c’est dans ce cimetière de Cenon[47][47] Ville située au nord de la banlieue bordelaise. qu’il repose depuis quinze ans[48][48] Jacques Rivière (1886-1925). Bordelais Rivière s’installa à Paris en 1907, collabora à la Nouvelle Revue française à partir de 1910 pour en devenir secrétaire en 1911 et directeur en 1919. Critique, essayiste et romancier, il mourut de la typhoïde le 14 février 1925. Le numéro d’hommage de la NRF cette même année suscita un vif débat sur la question de la foi de Rivière. Mauriac était parmi ceux qui crurent qu’il avait retrouvé la foi au dernier moment. Voir surtout Du côté de chez Proust (V-IX), (La Table ronde, 1947). OA, p. 273-313.. Un peu plus haut, (aa) [Note: (aa) « vers l’embouchure » add.] à Blaye[50][50] Petite ville sur la rive droite de la Garonne et à une cinquantaine de kilomètres en aval de Bordeaux. D’origine gallo-romaine Blaye est connu surtout pour sa citadelle construite au 17e siècle par Vauban., un autre enfant s’appelait André Lafon[51][51] André Lafon (1883-1915) à qui Mauriac consacra un essai La Vie et la mort d’un poète (Bloud et Gay, 1924 ; OA, p. 1-62). Le Prix de l’Académie française fut attribué à son roman L’Élève Gilles en 1910. : celui-là aussi attend la résurrection dans cette terre qu’il a tant aimée. Je ne sais où allait Jean de la Ville de Mirmont, durant les mois chauds : à Royan[52][52] Station balnéaire située en Charente-maritime., je crois… Martial Piéchaud[53][53] Martial Piéchaud (1888-1957), critique, essayiste, dramaturge et romancier. Parmi ses romans se trouvent La Romance à l’étoile (1924), La Vallée heureuse (1925) et Renaître (1928) tous publiés chez Plon et Nourrit. avait sa maison près de Cadillac : (ab) [Note: (ab) « Mais » add.] tous, nous étions formés, dirigés, orientés par ce fleuve, par ces coteaux, par ces landes. par cette mer. Tous nous étions les familiers de ce monde un peu comique, mais charmant, des Chartrons, de la Rousselle[55][55] Quartiers de négociants de vin et de sècheries de poisson., du haut commerce et du Palais. Si le pauvre Thibaudet[56][56] Albert Thibaudet (1874-1936). Critique littéraire surtout à la NRF. Il aimait regrouper des auteurs surtout sur la base de valeurs intellectuelles et psychologiques pour créer le concept de « génération » . vivait encore, j’imagine qu’il aurait attaché beaucoup (ac) [Note: (ac) « une grande » add. biffé.] d’importance à ce livre de Jean Balde qui est une (ad) [Note: (ad) « cette » add.] source. Lui qui aimait à grouper les écrivains par régions et par crus, il aurait trouvé dans (ae) [Note: (ae) « le romancier de Reine d’Arbieux et de la Vigne et la Maison » add.] les souvenirs de notre amie le meilleur guide pour explorer le terroir girondin.

Il est admirable que cette race de vignerons et de marchands ait produit ces quelques artistes dont le trait commun (moi mis à part !) est le détachement, le désintéressement.

Je me rappelle Jean Balde jeune fille, son indifférence à (af) [Note: (af) « à la toilette » add.] l’argent, au confort de la vie, au luxe. Je songe à Jacques Rivière à vingt ans, tel qu’il m’apparut dans une chambre misérable d’un sordide hôtel de la rue de Tournon ; j’évoque André Lafon dans (ag) [Note: (ag) « une chambre » biffé ; « les sous-sols » add.] une chambre au sous-sol du lycée Carnot, où il était surveillant ; et (ah) [Note: (ah) « surveillant et » ms.] la fenêtre de cet ami des étoiles et des nuages ouvrait à ras du trottoir[63][63] « Je me souviens de son horrible chambre rue de Tournon » . (La Rencontre avec Barrès, OA, p. 172 ; « au fond de cette pièce en contre-bas du lycée Carnot à Paris, et dont sa main pouvait à peine atteindre les fenêtres grillées, André Lafon jeune, pauvre et seul crie au secours » . (La Vie et la mort d’un poète, OA, p. 15).. Je me rappelle cette vaillance, cette acceptation des charges les plus lourdes, ce parti pris (ai) [Note: (ai) « et [?]de la poésie » « ce don de transfigurer, de ne rien voir que [?] de faire de [?] ce parti pris de poésie » add.] héroïque de transfigurer le réel, d’avancer entouré des poètes que nous chérissions… C’est cette sainte jeunesse qui palpite entre les pages du livre de Jean Balde, c’est elle que j’y viendrai chercher souvent. (aj) [Note: (aj) Le manuscrit se termine ici.] Mais ceux mêmes (ak) [Note: (ak) « ceux-même » ts.] dont les souvenirs sont d’une autre époque ou d’une autre ville aimeront La Maison au bord du fleuve s’ils demeurent sensibles à la poésie des vieilles familles et des vieux domaines, s’il leur plaît de voir revivre ce que Fogazzaro appelait « un petit monde d’autrefois[67][67] Antonio Fogazzaro (1842-1911). Petit Monde d’autrefois est le titre d’un roman publié en 1895 qui évoque le Risorgimento et démasque certains catholiques hypocrites. » .

François MAURIAC, de l’Académie française.


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