Le Livre préféré

Publication Information

François Mauriac Le Livre préféré Gringoire 4 1937-04-02 Paris Gringoire

Vendredi 2 avril 1937 Gringoire LES LETTRES LE LIVRE PRÉFÉRÉ par François MAURIAC, de l’Académie française

IL faut être indulgent pour un écrivain qui parle trop de ses propres livres : nous avons l’excuse d’être sans cesse interrogés à ce propos : ce sont les enquêteurs qui ne se lassent pas de nous ramener à notre propre histoire. Hier encore l’un d’eux nous demandait pour la millième fois : Quel est votre livre préféré ? Comme je fais toujours, j’ai répondu que chacun de mes livres renferme un certain nombre de pages, une cinquantaine au plus, qui approchent de ce que je souhaitais d’atteindre lorsque je l’écrivais, mais que le reste me déçoit et qu’il n’est en somme aucun de mes ouvrages que j’aurais l’idée de relire tout entier pour mon plaisirRéaction modeste qu’on trouve dans la plupart des interviews que donne Mauriac au cours de sa vie..

Pourtant, si je ne préfère aucun de mes livres, il en est quelques-uns où j’ai le sentiment d’avoir, mieux que je ne l’ai fait ailleurs, touché un point sensible de l’être humain. Ce n’est pas une question de talent. Il ne me semble pas, par exemple, que GenitrixGrasset, 1923. Après le succès du Baiser au lépreux (Grasset, 1922) Mauriac signa un traité avantageux pour trois livres (Journal d’un homme de trente ans, 0A, p. 264) et avec Genitrix connaît la célébrité (ibid., p. 269). soit un récit supérieur à tout ce que j’ai écrit. Mais de tous mes livres, c’est, avec Thérèse DesqueyrouxGrasset, 1927., celui qui a le plus de portée, le plus de signification. Le hasard préside presque toujours au choix d’un tel sujet : le livre naît d’une rencontre, de la découverte d’une personne, que souvent nous n’avons jamais vue, dont nous avons seulement entendu parler.

Cette connaissance par ouï-dire est quelquefois la plus féconde, parce qu’aucun souvenir concret ne s’oppose au travail créateur, aucune image réelle ne recouvre ou ne trouble celle qui se forme en nous peu à peu. Ainsi est né Genitrix, qui n’est pas mon roman préféré mais où j’ai, sans l’avoir voulu, atteint une déformation, une tare à la fois très commune et très peu connue, parce que celles qui en sont atteintes n’en ont pas conscience : quelle mère pourrait avoir le sentiment de trop aimer son fils ? Il leur semble que dans cet ordre tout excès soit permis, lorsque la sensualité n’est pas en jeu. (Elle est toujours en jeu, mais à leur insu). Mon livre a révélé beaucoup de Genitrix à elles-mêmes et l’immense troupeau des belles-filles martyres s’est reconnu dans Mathilde CazenaveMauriac parlera des femmes [qui] régnaient pendant son enfance dans ses Nouveaux mémoires intérieurs (OA, p. 726) et du veuvage qui avait rendu ma grand-mère et ma mère maîtresses de tout (ibid., p. 727). Le portrait de Félicité Cazenave dans Genitrix est le premier d’un personnage maternel dans l’œuvre de Mauriac. Qu’il ne soit pas celui de Claire Mauriac est évident, mais il révèle tout de même des émotions profondément refoulées chez François. Il est frappant qu’à plusieurs reprises dans cet article Mauriac insiste que le drame de Genitrix, comme celui de Thérèse Desqueyroux, ne le concerne pas..

L’étouffement d’un homme par l’adoration tyrannique de sa mère, la haine mortelle que voue celle-ci à la femme qui épouse son filsN’oublions pas les paroles de Félicité dans Le Baiser au lépreux : Si Fernand se marie, ma bru mourra (ORTC, I, 456 et ibid., 1139)., s’il est vrai que de toute cette horreur je ne fus pas le témoin, je dois dire que bien des années après la mort d’une mère de cette espèce, le hasard me mit en présence de ses victimes. Il n’est pas nécessaire d’avoir assisté à un incendie pour le décrire : il suffit de rêver à loisir sur les ruines et sur les décombres.

En écrivant Genitrix, j’étais bien loin de me douter que mon héroïne aurait souvent l’occasion d’être évoquée en cour d’assises pour illustrer des drames trop réels et plus noirs que mes plus noires imaginations. Je n’avais pas voulu que ma Genitrix allât jusqu’au crime, ou du moins jusqu’au crime formel. C’était déjà trop, me semblait-il, qu’elle laissât mourir sa belle-fille sans secours. Mais la nature n’a pas de ces prudences et ne se lasse pas de créer des femmes que l’amour maternel déréglé entraîne au meurtre.

Il est remarquable d’ailleurs que celui de mes livres qui, avec Genitrix, me paraît avoir, plus que les autres, une portée générale et toucher un plus grand nombre d’êtres, soit encore l’histoire d’un crime : celui de l’empoisonneuse Thérèse DesqueyrouxQue Thérèse Desqueyroux fût d’une certaine façon inspiré par l’affaire Favre-Bulle est connu. Décrit par Mauriac lui-même comme le roman de la révolte il fut écrit pendant la période de sa vie où il était comme fou et errait à travers Paris comme un chien perdu, un chien sans collier (Ce que je crois, OA, p. 616), période où il fut amoureux de Bernard Barbey qu’il avait rencontré en 1924.. Là encore, victimes et bourreaux se sont à l’envi découverts, et mon héroïne, témoin invisible, a bien des fois dû comparaître en cour d’assises à la réquisition de la défense ou de la partie civile. Ce que j’avais cru exceptionnel se trouvait être une misère communément répandue.

Non que le meurtre soit partout : ce qui est très fréquent, c’est moins l’assassinat que le sentiment qui est à sa source, et c’est pourquoi Genitrix et Thérèse Desqueyroux décrivent un acte conçu en secret, plus ou moins obscurément désiré, provoqué, non tout à fait commis pourtant.

Toutes les Genitrix ne laissent pas mourir leurs belles-filles sans les secourir, toutes les Thérèse Desqueyroux ne versent pas de l’arsenic dans le verre de leur mari (bien qu’un médecin à qui je demandais un jour s’il avait eu dans sa clientèle des cas analogues à celui de Thérèse Desqueyroux, m’ait donné cette réponse qui me fit froid dans le dos : Je suis sûr de quatre.) Les mères sont légion qui ne se résignent pas à voir un homme dans l’enfant qu’elles ont couvé et qui n’acceptent pas d’abdiquer devant l’étrangère que leur fils a choisie ; et non moins nombreuses les femmes pour qui le mariage est la plus atroce des prisons, mais la plupart ne se délivrent pas par le meurtre ; l’homicide demeure à l’état larvé dans leur conscience. Il crée l’atmosphère de certaines familles, cet air orageux, étouffant, qu’on y respire : le crime rôde et n’éclate pas.

Ceux de nos livres qui ont touché plus que d’autres un point sensible de l’être humain sont-ils nos livres préférés ? Je ne le crois pas : justement parce qu’ils sont les plus objectifs, les plus détachés de nous, ceux qui nous concernent le moins. Je n’ai presque rien mis de moi-même dans Genitrix. Je ne m’y reconnais pas lorsque je le relis. Ce que j’y retrouve, c’est une des maisons de mon enfanceLa maison construite par son grand-père toute proche de la gare de Langon., un jardin, l’odeur des fumées de la station proche, mêlée à celle des seringuas, une odeur de gare et de printemps, et ce tremblement des chambres, la nuit, au passage des rapides, ce tintement des verres d’eau sur les guéridons... J’ai déchaîné dans une campagne familière, dans une vieille maison paisible, un drame qui ne me concerne pas.

En revanche, il faut pour se plaire à la lecture de certains autres romans, du Mystère FrontenacGrasset, 1933., par exemple, appartenir à ma famille spirituelle. Il existe beaucoup plus de gens pour comprendre Genitrix que pour entrer dans Le Mystère Frontenac ; mais ceux qui aiment ce dernier livre sont mes frères.

Un auteur est mauvais juge de son propre cas. Je crois néanmoins qu’entre les romanciers objectifs complètement séparés de l’univers qu’ils décrivent et ceux qui ne savent que raconter leur propre histoire, j’appartiens à une espèce assez particulière et qui procède à la fois des deux familles d’esprit. Genitrix est sans doute la seule de mes héroïnes en qui je ne retrouve aucun de mes traits, et qui me soit tout à fait étrangère. Mes autres personnages, et même Thérèse Desqueyroux, et même le héros du Nœud de vipèresLouis ; Grasset, 1932., procèdent par quelque côté de celui qui les imagina. Personnages très caractérisés, ils baignent en quelque sorte dans leur milieu natal, ils sont tout pénétrés encore des inquiétudes, des angoisses, des phobies de leur créateur, dont on ne saurait dire pourtant qu’ils ne sont pas détachés. Avec l’unique Genitrix, j’ai le sentiment d’avoir lâché dans le monde une créature vivant d’une vie indépendante ; et alors qu’il me semble que tous mes autres héros mourront avec moi et que ma poussière sera faite de leur poussière, j’ai l’illusion que Genitrix veillera, grotesque et sombre, accroupie sur ma pierre funéraire et pendant quelques années gardera peut-être mon nom de l’oubli.

François MAURIAC. de l’Académie française.