Œuvre journalistique de François Mauriac 1937-1938

Le Livre préféré

Vendredi 2 avril 1937
Gringoire

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LES LETTRES

LE LIVRE PRÉFÉRÉ

par François MAURIAC, de l’Académie française

IL faut être indulgent pour un écrivain
qui parle trop de ses propres livres :
nous avons l’excuse d’être sans cesse
interrogés à ce propos : ce sont les enquê-
teurs qui ne se lassent pas de nous ramener
à notre propre histoire. Hier encore l’un
d’eux nous demandait pour la millième fois :
« Quel est votre livre préféré ? » Comme
je fais toujours, j’ai répondu que chacun de
mes livres renferme un certain nombre de
pages, une cinquantaine au plus, qui appro-
chent de ce que je souhaitais d’atteindre lors-
que je l’écrivais, mais que le reste me déçoit
et qu’il n’est en somme aucun de mes ouvra-
ges que j’aurais l’idée de relire tout entier
pour mon plaisir[1][1] Réaction modeste qu’on trouve dans la plupart des interviews que donne Mauriac au cours de sa vie..

Pourtant, si je ne préfère aucun de mes
livres, il en est quelques-uns où j’ai le sen-
timent d’avoir, mieux que je ne l’ai fait
ailleurs, touché un point sensible de l’être
humain. Ce n’est pas une question de talent.
Il ne me semble pas, par exemple, que
Genitrix[2][2] Grasset, 1923. Après le succès du Baiser au lépreux (Grasset, 1922) Mauriac signa un « traité avantageux pour trois livres » (Journal d’un homme de trente ans, 0A, p. 264) et avec Genitrix connaît la célébrité (ibid., p. 269). soit un récit supérieur à tout ce
que j’ai écrit. Mais de tous mes livres, c’est,
avec Thérèse Desqueyroux[3][3] Grasset, 1927., celui qui a le
plus de portée, le plus de signification. Le
hasard préside presque toujours au choix d’un
tel sujet : le livre naît d’une rencontre, de
la découverte d’une personne, que souvent
nous n’avons jamais vue, dont nous avons
seulement entendu parler.

Cette connaissance par ouï-dire est quel-
quefois la plus féconde, parce qu’aucun sou-
venir concret ne s’oppose au travail créateur,
aucune image réelle ne recouvre ou ne trouble
celle qui se forme en nous peu à peu. Ainsi
est né Genitrix, qui n’est pas mon roman
préféré mais où j’ai, sans l’avoir voulu,
atteint une déformation, une tare à la fois
très commune et très peu connue, parce que
celles qui en sont atteintes n’en ont pas
conscience : quelle mère pourrait avoir le
sentiment de trop aimer son fils ? Il leur
semble que dans cet ordre tout excès soit

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permis, lorsque la sensualité n’est pas en jeu.
(Elle est toujours en jeu, mais à leur insu).
Mon livre a révélé beaucoup de Genitrix à
elles-mêmes et l’immense troupeau des belles-
filles martyres s’est reconnu dans Mathilde
Cazenave[4][4] Mauriac parlera des « femmes [qui] régnaient » pendant son enfance dans ses Nouveaux mémoires intérieurs (OA, p. 726) et du veuvage qui « avait rendu ma grand-mère et ma mère maîtresses de tout » (ibid., p. 727). Le portrait de Félicité Cazenave dans Genitrix est le premier d’un personnage maternel dans l’œuvre de Mauriac. Qu’il ne soit pas celui de Claire Mauriac est évident, mais il révèle tout de même des émotions profondément refoulées chez François. Il est frappant qu’à plusieurs reprises dans cet article Mauriac insiste que le drame de Genitrix, comme celui de Thérèse Desqueyroux, ne le concerne pas..

L’étouffement d’un homme par l’adoration
tyrannique de sa mère, la haine mortelle que
voue celle-ci à la femme qui épouse son fils[5][5] N’oublions pas les paroles de Félicité dans Le Baiser au lépreux : « Si Fernand se marie, ma bru mourra » (ORTC, I, 456 et ibid., 1139).,
s’il est vrai que de toute cette horreur je ne
fus pas le témoin, je dois dire que bien des
années après la mort d’une mère de cette
espèce, le hasard me mit en présence de ses
victimes. Il n’est pas nécessaire d’avoir assisté
à un incendie pour le décrire : il suffit de
rêver à loisir sur les ruines et sur les
décombres.

En écrivant Genitrix, j’étais bien loin de
me douter que mon héroïne aurait souvent
l’occasion d’être évoquée en cour d’assises
pour illustrer des drames trop réels et plus
noirs que mes plus noires imaginations. Je
n’avais pas voulu que ma Genitrix allât
jusqu’au crime, ou du moins jusqu’au crime
formel. C’était déjà trop, me semblait-il,
qu’elle laissât mourir sa belle-fille sans se-
cours. Mais la nature n’a pas de ces pru-
dences et ne se lasse pas de créer des femmes
que l’amour maternel déréglé entraîne au
meurtre.

Il est remarquable d’ailleurs que celui de
mes livres qui, avec Genitrix, me paraît avoir,
plus que les autres, une portée générale et
toucher un plus grand nombre d’êtres, soit
encore l’histoire d’un crime : celui de l’empoi-
sonneuse Thérèse Desqueyroux[6][6] Que Thérèse Desqueyroux fût d’une certaine façon « inspiré » par l’affaire Favre-Bulle est connu. Décrit par Mauriac lui-même comme le roman de la révolte il fut écrit pendant la période de sa vie où il était « comme fou » et errait « à travers Paris comme un chien perdu, un chien sans collier » (Ce que je crois, OA, p. 616), période où il fut amoureux de Bernard Barbey qu’il avait rencontré en 1924.. Là encore, vic-
times et bourreaux se sont à l’envi décou-
verts, et mon héroïne, témoin invisible, a
bien des fois dû comparaître en cour d’assises
à la réquisition de la défense ou de la partie
civile. Ce que j’avais cru exceptionnel se

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trouvait être une misère communément
répandue.

Non que le meurtre soit partout : ce qui
est très fréquent, c’est moins l’assassinat que
le sentiment qui est à sa source, et c’est pour-
quoi Genitrix et Thérèse Desqueyroux décri-
vent un acte conçu en secret, plus ou moins
obscurément désiré, provoqué, non tout à
fait commis pourtant.

Toutes les Genitrix ne laissent pas mourir
leurs belles-filles sans les secourir, toutes les
Thérèse Desqueyroux ne versent pas de l’ar-
senic dans le verre de leur mari (bien qu’un
médecin à qui je demandais un jour s’il
avait eu dans sa clientèle des cas analogues
à celui de Thérèse Desqueyroux, m’ait donné
cette réponse qui me fit froid dans le dos :
« Je suis sûr de quatre. » ) Les mères sont
légion qui ne se résignent pas à voir un
homme dans l’enfant qu’elles ont couvé et
qui n’acceptent pas d’abdiquer devant l’étran-
gère que leur fils a choisie ; et non moins
nombreuses les femmes pour qui le mariage
est la plus atroce des prisons, mais la plu-
part ne se délivrent pas par le meurtre ;
l’homicide demeure à l’état larvé dans leur
conscience. Il crée l’atmosphère de certaines
familles, cet air orageux, étouffant, qu’on y
respire : le crime rôde et n’éclate pas.

Ceux de nos livres qui ont touché plus que
d’autres un point sensible de l’être humain
sont-ils nos livres préférés ? Je ne le crois
pas : justement parce qu’ils sont les plus
objectifs, les plus détachés de nous, ceux
qui nous concernent le moins. Je n’ai pres-
que rien mis de moi-même dans Genitrix.
Je ne m’y reconnais pas lorsque je le relis.
Ce que j’y retrouve, c’est une des maisons
de mon enfance[7][7] La maison construite par son grand-père toute proche de la gare de Langon., un jardin, l’odeur des fu-
mées de la station proche, mêlée à celle des
seringuas, une odeur de gare et de printemps,

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et ce tremblement des chambres, la nuit, au
passage des rapides, ce tintement des verres
d’eau sur les guéridons... J’ai déchaîné dans
une campagne familière, dans une vieille mai-
son paisible, un drame qui ne me concerne
pas.

En revanche, il faut pour se plaire à la lec-
ture de certains autres romans, du Mystère
Frontenac
[8][8] Grasset, 1933., par exemple, appartenir à ma fa-
mille spirituelle. Il existe beaucoup plus de
gens pour comprendre Genitrix que pour
entrer dans Le Mystère Frontenac ; mais
ceux qui aiment ce dernier livre sont mes
frères.

Un auteur est mauvais juge de son propre
cas. Je crois néanmoins qu’entre les roman-
ciers objectifs complètement séparés de l’uni-
vers qu’ils décrivent et ceux qui ne savent
que raconter leur propre histoire, j’appar-
tiens à une espèce assez particulière et qui
procède à la fois des deux familles d’esprit.
Genitrix est sans doute la seule de mes hé-
roïnes en qui je ne retrouve aucun de mes
traits, et qui me soit tout à fait étrangère.
Mes autres personnages, et même Thérèse
Desqueyroux, et même le héros du Nœud de
vipères
[9][9] Louis ; Grasset, 1932., procèdent par quelque côté de celui
qui les imagina. Personnages très caracté-
risés, ils baignent en quelque sorte dans leur
milieu natal, ils sont tout pénétrés encore
des inquiétudes, des angoisses, des phobies
de leur créateur, dont on ne saurait dire
pourtant qu’ils ne sont pas détachés. Avec
l’unique Genitrix, j’ai le sentiment d’avoir
lâché dans le monde une créature vivant
d’une vie indépendante ; et alors qu’il me
semble que tous mes autres héros mourront
avec moi et que ma poussière sera faite de
leur poussière, j’ai l’illusion que Genitrix
veillera, grotesque et sombre, accroupie sur
ma pierre funéraire et pendant quelques
années gardera peut-être mon nom de l’oubli.

François MAURIAC.
de l’Académie française.


Date:
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