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RIEN ne nous rend sensible le temps
écoulé, la rupture en nous de l’homme
déclinant avec le jeune être plein d’il
lusions,
rien ne nous déconcerte davantage
qu’un livre passionnément admiré dans notre
adolescence et dont rien ne nous étonne plus
aujourd’hui que la faiblesse. C’est ce que j’ai
ressenti, ces jours-ci, en relisant
Romain Rolland, découvert au fond d’un
placard, a la campagne, et qui lors de sa
publication, dans la série des
phe
Je ne vois guère que cela qui se modifie en
nous : nos admirations. On reste soi-même,
on ne change pas ; simplement on perd ce
pouvoir que détient la jeunesse d’envelopper
de sa propre lumière l’objet le plus terne, de
l’embraser d’un feu qui vient d’elle-même.
Nous ne changeons pas, mais nous perdons,
peu à peu, ce pouvoir d’embellissement, de
transfiguration.
J’y avais déjà songé, cet été, en visitant
au Palais du quai de Tokio
de la peinture françaiseChrist en croix
» (1897) est conservé au Musée D’Orsay. Sous le titre : Un illustre méconnu
, Mauriac devait rendre un vibrant hommage, en 1961, au peintre (
est représenté par une seule toile qui, dans
ce fleuve de lumière, du maître de Moulins
Manet
chaîne éblouissante, creuse un trou noir,
étale une flaque grisâtre. L’avons-nous aimé
pourtant, ce Carrière ! Avons-nous rêvé de
vant
cette atmosphère épaisse de tragique
, comme nous disions après Mae
quotidien
terlinckLe Tragique quotidien
parut à la une du A propos de
et fut repris dans tragique quotidien
est à la base de ses idées sur le théâtre illustrées par huit pièces qu’il écrivit entre 1889 et 1894. Il y a un tragique quotidien qui est bien plus réel, bien plus profond et bien plus conforme à notre être véritable que le tragique des grandes aventures […] le dialogue plus solennel et ininterrompu de l’être et de sa destinée.
dit, dans leur propre mystère, mal dégagés
de leur drame confus. Et en vérité, les ma
de Carrière gardent aujourd’hui
ternités
leur signification humaine ; son Christ me
touche encore et Marie, au pied de la croix,
qui retient un sanglot, me fait toujours pen
ser
au vers de Jammes : avec ce gonfle
… Mais cela
ment
de douleur qui étouffePrière pour avoir une femme simple
, in
ne concerne pas l’histoire de la peinture ;
cela semble plus proche peut-être de la sculp
ture,
d’une sorte de sculpture en trompe-l’œil,
où la glaise serait délayée et étalée… L’art
de Carrière ne se rattache que de très loin
à celui des hommes qui assemblent des cou
leurs
dans un certain ordre et qu’on appelle
des peintres.
L’aventure de Romain Rolland est d’un
autre ordre. Son
place importante dans l’histoire des senti
ments
au début de ce siècle ; mais
nette
supérieure au reste de l’œuvre, ressemble à
tous les romans de l’époque : c’est un livre
construit selon une recette éprouvée, un livre
non pas mauvais peut-être ni même médio
cre ;
disons qu’il ne présente d’autre intérêt
que de nous renseigner sur l’espèce de miroirs
qui attiraient les alouettes de 1910...
Une première réflexion nous frappe lors
que
nous relisons un vieux succès
de cette
époque : en vieillissant, chacun de nous s’est
créé une certaine idée du style, peut-être
discutable, arbitraire, mais d’après laquelle
nous jugeons sans appel des ouvrages de l’es
prit.
Il suffit souvent d’un alinéa, d’une
phrase, pour détruire à jamais en nous toute
possibilité d’enchantement, pour nous détour
ner
de l’auteur, pour nous faire évader de
son empire. Si un inconnu m’apportait au
jourd’hui
le manuscrit d’
doute interromprais-je net ma lecture dès la
page 56, à cette fin de chapitre : Les pau
.
vres
gens qui se sentent menacés, font volon
tiers
comme l’autruche ; ils se cachent la
tête derrière une pierre, et ils s’imaginent que
le malheur ne les voit pas
J’aurais probablement tort : il arrive au
meilleur écrivain de céder à la facilité d’une
image qui a traîné partout, de ramasser ce
dont personne n’ose plus se servir. Mais c’est
un fait que ce rien m’arrête aujourd’hui alors
qu’il n’avait pas déconcerté ma vingtième
année.
Nous avons l’impression ou l’illusion
d’avoir acquis dans l’âge mûr pour fixer notre
jugement ce que nous ne possédions guère
autrefois, ou à un degré bien moindre : le
sens de l’authentique. Dans
vise pas ici l’ensemble des
dans cette
a trente ans, une œuvre rare et singulière je
ne vois plus qu’un livre de seconde main.
Presque rien de jailli, ni où on sente une
expérience prise à la source.
Il ne m’échappe pas à quel point peut
sembler injuste cette accusation d’inauthen
ticité,
portée contre un livre, trente ans
après sa publication. On m’objectera que si
une étude — un portrait de jeune fille qui
alors m’avait paru être la vie même — revêt
aujourd’hui des couleurs fausses, nous devons
en chercher la raison en dehors du livre
même, dans l’évolution des mœurs, dans un
changement d’atmosphère, dans le temps
écoulé.
Hé bien, non, le temps écoulé ne fait rien
à l’affaire. Lorsqu’au dernier chapitre de
dit à Mme Arnoux : la vue de votre pied
cette réflexion du héros de
me trouble…
Flaubert parait peut-être comique au lec
teur
de 1937 accoutumé à voir sa bien-aimée
en short et à prendre avec elle des bains de
soleil, mais il ne doute pas que ce ne soit là
ce que Frédéric a réellement ressenti à la vue
du pied de Mme Arnoux. Le temps ne mord
pas dans un roman sur ce qui était vrai à
l’époque où il a été écrit, et par rapport à
cette époque, le restera toujours. En revan
che
le temps dégage cruellement le détail
faux, la fausse observation, qui ne manquent
pas dans
Mme Jeannin dont le mari, banquier de pro
vince,
s’est tué après avoir fait faillite, se
réfugie à Paris où elle a une sœur richement
mariée a un magistrat important. Il ne faut
rien connaître de la bourgeoisie française
pour nous raconter que la parente riche, aussi
féroce que M. Romain Rolland la veuille
imaginer, prêtera deux cents francs à sa sœur
et à ses neveux et les jettera à la rue (ou
alors il s’agit d’un cas très singulier et qu’il
importerait de rendre croyable.) Quand ce
ne serait que par amour-propre, par orgueil
familial, par peur du qu’en-dira-t-on, elle
leur assurera non seulement le pain et le
logement, mais de quoi tenir leur rang, sau
ver
la face, quitte à le leur faire payer par
un martyre à la petite journée dont l’étude
pourrait même fournir un beau sujet.
Mais c’est l’appel surtout à une sorte de
tragique truqué qui m’a frappé dans
nette
Christophe
dont les trains se croisent et s’ar
rêtent
un instant dans une gare et qui ne
peuvent qu’échanger un regard à travers les
vitres. Mais ce que j’avais oublié et ce qui,
je l’avoue, m’a consterné, c’est que l’auteur
ravi de son invention, récidive quelques
pages plus loin et nous montre Antoinette et
Jean-Christophe séparés a jamais dans une
rue de Paris par un embarras de voitures et
un cheval abattu ! Comment à vingt ans
étais-je sensible à de si gros effets ? C’est
que je m’identifiais avec le frère d’Antoinette,
Olivier. Le héros du livre c’était moi-même.
Le pouvoir d’illusion ct de transfiguration
que détient un jeune lecteur vient surtout de
ce qu’il se jette dans un livre comme un
fleuve en rejoint un autre, et qu’il s’y mêle,
que sa propre vie gonfle celle des personna
ges inventes ; il n en retient que ce qui lui
permet de se regarder vivre dans un autre.
Le tragique douteux d’
vrai en passant par moi. Ce n’était d’ailleurs
là qu’un épisode. Nous savions que l’histoire
se terminait par l’étude d’une amitié : celle
d’Olivier et de Jean-Christophe, qui dans
mon souvenir m’apparaît comme le plus beau
tournant de ce roman-fleuve d’avant guerre
Les romanciers étudient toujours l’amour qui
n’est pas une passion aussi courante dans la jeu
nesse,
et dont nous rêvons longtemps avant
de la ressentir, alors que de l’amitié, pain
quotidien des jeunes gens et qui tient tant de
place dans leur vie de chaque jour, il n’est
presque jamais question dans les livres. An
toinette
mourait et Olivier rencontrait Jean-
Christophe.
Je crois me rappeler qu’ici l’his
toire
reprenait un caractère d’authenticité...
mais oserais-je le jurer ? Peut-être est-il plus
prudent de n’y pas aller voir et d’interrom
pre
une expérience dangereuse. Je demeure
convaincu que ce
de l’admiration que nous lui avions vouée.
Mieux vaut rester sur ce souvenir attendris
sant
que j’ai gardé de lui : la plus grande
charité envers certains auteurs de notre jeu
nesse,
c’est de ne pas les relire.