Œuvre journalistique de François Mauriac 1937-1938

Un livre oublié

Vendredi 1er octobre 1937
Gringoire

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LES LETTRES

UN LIVRE OUBLIÉ[1][1] Article repris dans Journal I et dans JMP, p. 230-33.

Par François MAURIAC, de l’Académie française.

RIEN ne nous rend sensible le temps
écoulé, la rupture en nous de l’homme
déclinant avec le jeune être plein d’il-
lusions, rien ne nous déconcerte davantage
qu’un livre passionnément admiré dans notre
adolescence et dont rien ne nous étonne plus
aujourd’hui que la faiblesse. C’est ce que j’ai
ressenti, ces jours-ci, en relisant Antoinette de
Romain Rolland, découvert au fond d’un
placard, a la campagne, et qui lors de sa
publication, dans la série des Jean-Christo-
phe
m’avait arraché bien des larmes[2][2] Romain Rolland (1866-1944). Antoinette (1908) est le sixième roman de la série Jean-Christophe (Albin Michel, 1904-1912) en dix volumes..

Je ne vois guère que cela qui se modifie en
nous : nos admirations. On reste soi-même,
on ne change pas ; simplement on perd ce
pouvoir que détient la jeunesse d’envelopper
de sa propre lumière l’objet le plus terne, de
l’embraser d’un feu qui vient d’elle-même.
Nous ne changeons pas, mais nous perdons,
peu à peu, ce pouvoir d’embellissement, de
transfiguration.

J’y avais déjà songé, cet été, en visitant
au Palais du quai de Tokio [Note: On respecte l'orthographe de l'original.] la Rétrospective
de la peinture française[4][4] Le Palais des Musées d’Art moderne était inauguré par le Président Albert Lebrun en mai 1937 à l’occasion de l’Exposition universelle à Paris. : Eugène Carrière[5][5] Les tableaux d’Eugène Carrière (1849-1906) sont dominés par des scènes d’intimité et de famille et par des portraits. Ils sont en général très sombres. Son « Christ en croix » » (1897) est conservé au Musée D’Orsay. Sous le titre : « Un illustre méconnu » , Mauriac devait rendre un vibrant hommage, en 1961, au peintre (DBNA, p. 605–09). y
est représenté par une seule toile qui, dans
ce fleuve de lumière, du maître de Moulins[6][6] Le Maître de Moulins est un peintre anonyme de la fin du 15e siècle. Son ouvrage le plus connu est le triptyque dont le panneau central représente la Vierge avec l’enfant Jésus, adorée par des anges. Il est conservé à la cathédrale de Moulins. à
Manet[7][7] Édouard Manet (1832-83), célèbre surtout pour son Déjeuner sur l’herbe et Olympia, tous les deux de 1863, devint proche des impressionnistes et passa ensuite à peindre des scènes intérieures et extérieures du monde réel. et à Cézanne[8][8] Paul Cézanne (1839-1906) dont Mauriac vit des tableaux probablement pour la première fois avec André Lafon. Voir La Vie et la mort d’un poète, OA, p. 13., dans cette longue
chaîne éblouissante, creuse un trou noir,
étale une flaque grisâtre. L’avons-nous aimé
pourtant, ce Carrière ! Avons-nous rêvé de-
vant cette atmosphère épaisse de « tragique
quotidien » , comme nous disions après Mae-
terlinck[9][9] L’œuvre de Maurice Maeterlinck (1862-1949) fut couronnée en 1911 par le Prix Nobel. Son essai « Le Tragique quotidien » parut à la une du Figaro du 2 avril 1894 sous le titre « A propos de Solness le Constructeur » et fut repris dans Le Trésor des humbles (Mercure de France, 1896 et 1913). Le concept du « tragique quotidien » est à la base de ses idées sur le théâtre illustrées par huit pièces qu’il écrivit entre 1889 et 1894. « Il y a un tragique quotidien qui est bien plus réel, bien plus profond et bien plus conforme à notre être véritable que le tragique des grandes aventures […] le dialogue plus solennel et ininterrompu de l’être et de sa destinée. » , devant ces visages sculptés eût-on
dit, dans leur propre mystère, mal dégagés
de leur drame confus. Et en vérité, les « ma-
ternités » de Carrière gardent aujourd’hui
leur signification humaine ; son Christ me
touche encore et Marie, au pied de la croix,
qui retient un sanglot, me fait toujours pen-
ser au vers de Jammes : « avec ce gonfle-
ment de douleur qui étouffe[10][10] « Prière pour avoir une femme simple » , in Le Deuil des primevères (Mercure de France, 1901) de Francis Jammes (1869-1938). » … Mais cela
ne concerne pas l’histoire de la peinture ;
cela semble plus proche peut-être de la sculp-
ture, d’une sorte de sculpture en trompe-l’œil,
où la glaise serait délayée et étalée… L’art
de Carrière ne se rattache que de très loin
à celui des hommes qui assemblent des cou-
leurs dans un certain ordre et qu’on appelle
des peintres.


--- nouvelle colonne ---

L’aventure de Romain Rolland est d’un
autre ordre. Son Jean-Christophe tient une
place importante dans l’histoire des senti-
ments au début de ce siècle ; mais Antoi-
nette
que j’en détachais comme une merveille
supérieure au reste de l’œuvre, ressemble à
tous les romans de l’époque : c’est un livre
construit selon une recette éprouvée, un livre
non pas mauvais peut-être ni même médio-
cre ; disons qu’il ne présente d’autre intérêt
que de nous renseigner sur l’espèce de miroirs
qui attiraient les alouettes de 1910...

Une première réflexion nous frappe lors-
que nous relisons un vieux « succès » de cette
époque : en vieillissant, chacun de nous s’est
créé une certaine idée du style, peut-être
discutable, arbitraire, mais d’après laquelle
nous jugeons sans appel des ouvrages de l’es-
prit. Il suffit souvent d’un alinéa, d’une
phrase, pour détruire à jamais en nous toute
possibilité d’enchantement, pour nous détour-
ner de l’auteur, pour nous faire évader de
son empire. Si un inconnu m’apportait au-
jourd’hui le manuscrit d’Antoinette, sans
doute interromprais-je net ma lecture dès la
page 56, à cette fin de chapitre : « Les pau-
vres gens qui se sentent menacés, font volon-
tiers comme l’autruche ; ils se cachent la
tête derrière une pierre, et ils s’imaginent que
le malheur ne les voit pas » .

J’aurais probablement tort : il arrive au
meilleur écrivain de céder à la facilité d’une
image qui a traîné partout, de ramasser ce
dont personne n’ose plus se servir. Mais c’est
un fait que ce rien m’arrête aujourd’hui alors
qu’il n’avait pas déconcerté ma vingtième
année.

Nous avons l’impression ou l’illusion
d’avoir acquis dans l’âge mûr pour fixer notre
jugement ce que nous ne possédions guère
autrefois, ou à un degré bien moindre : le
sens de l’authentique. Dans Antoinette (je ne
vise pas ici l’ensemble des Jean-Christophe)
dans cette Antoinette qui me paraissait, il y
a trente ans, une œuvre rare et singulière je
ne vois plus qu’un livre de seconde main.
Presque rien de jailli, ni où on sente une
expérience prise à la source.


--- nouvelle colonne ---

Il ne m’échappe pas à quel point peut
sembler injuste cette accusation d’inauthen-
ticité, portée contre un livre, trente ans
après sa publication. On m’objectera que si
une étude — un portrait de jeune fille qui
alors m’avait paru être la vie même — revêt
aujourd’hui des couleurs fausses, nous devons
en chercher la raison en dehors du livre
même, dans l’évolution des mœurs, dans un
changement d’atmosphère, dans le temps
écoulé.

Hé bien, non, le temps écoulé ne fait rien
à l’affaire. Lorsqu’au dernier chapitre de
L’Éducation sentimentale[11][11] Titre d'un roman de Gustave Flaubert (1821-80), publié chez les Éditions Nelson en 1869., Frédéric Moreau
dit à Mme Arnoux : « la vue de votre pied
me trouble… » cette réflexion du héros de
Flaubert parait peut-être comique au lec-
teur de 1937 accoutumé à voir sa bien-aimée
en short et à prendre avec elle des bains de
soleil, mais il ne doute pas que ce ne soit là
ce que Frédéric a réellement ressenti à la vue
du pied de Mme Arnoux. Le temps ne mord
pas dans un roman sur ce qui était vrai à
l’époque où il a été écrit, et par rapport à
cette époque, le restera toujours. En revan-
che le temps dégage cruellement le détail
faux, la fausse observation, qui ne manquent
pas dans Antoinette. Veut-on un exemple ?
Mme Jeannin dont le mari, banquier de pro-
vince, s’est tué après avoir fait faillite, se
réfugie à Paris où elle a une sœur richement
mariée a un magistrat important. Il ne faut
rien connaître de la bourgeoisie française
pour nous raconter que la parente riche, aussi
féroce que M. Romain Rolland la veuille
imaginer, prêtera deux cents francs à sa sœur
et à ses neveux et les jettera à la rue (ou
alors il s’agit d’un cas très singulier et qu’il
importerait de rendre croyable.) Quand ce
ne serait que par amour-propre, par orgueil
familial, par peur du qu’en-dira-t-on, elle
leur assurera non seulement le pain et le
logement, mais de quoi tenir leur rang, sau-
ver la face, quitte à le leur faire payer par
un martyre à la petite journée dont l’étude
pourrait même fournir un beau sujet.

Mais c’est l’appel surtout à une sorte de
tragique truqué qui m’a frappé dans Antoi-
nette
. J’avais gardé un souvenir bouleversant

--- nouvelle colonne ---

de la rencontre d’Antoinette et de Jean-
Christophe dont les trains se croisent et s’ar-
rêtent un instant dans une gare et qui ne
peuvent qu’échanger un regard à travers les
vitres. Mais ce que j’avais oublié et ce qui,
je l’avoue, m’a consterné, c’est que l’auteur
ravi de son invention, récidive quelques
pages plus loin et nous montre Antoinette et
Jean-Christophe séparés a jamais dans une
rue de Paris par un embarras de voitures et
un cheval abattu ! Comment à vingt ans
étais-je sensible à de si gros effets ? C’est
que je m’identifiais avec le frère d’Antoinette,
Olivier. Le héros du livre c’était moi-même.

Le pouvoir d’illusion ct de transfiguration
que détient un jeune lecteur vient surtout de
ce qu’il se jette dans un livre comme un
fleuve en rejoint un autre, et qu’il s’y mêle,
que sa propre vie gonfle celle des personna-
ges inventes ; il n en retient que ce qui lui permet de se regarder vivre dans un autre.
Le tragique douteux d’Antoinette devenait
vrai en passant par moi. Ce n’était d’ailleurs
là qu’un épisode. Nous savions que l’histoire
se terminait par l’étude d’une amitié : celle
d’Olivier et de Jean-Christophe, qui dans
mon souvenir m’apparaît comme le plus beau
tournant de ce roman-fleuve d’avant guerre [Note: Le trait d’union manque dans l’original.].
Les romanciers étudient toujours l’amour qui
n’est pas une passion aussi courante dans la jeu-
nesse, et dont nous rêvons longtemps avant
de la ressentir, alors que de l’amitié, pain
quotidien des jeunes gens et qui tient tant de
place dans leur vie de chaque jour, il n’est
presque jamais question dans les livres. An-
toinette mourait et Olivier rencontrait Jean-
Christophe. Je crois me rappeler qu’ici l’his-
toire reprenait un caractère d’authenticité...
mais oserais-je le jurer ? Peut-être est-il plus
prudent de n’y pas aller voir et d’interrom-
pre une expérience dangereuse. Je demeure
convaincu que ce Jean-Christophe, [Note: On respecte la ponctuation de l’original.] est digne
de l’admiration que nous lui avions vouée.
Mieux vaut rester sur ce souvenir attendris-
sant que j’ai gardé de lui : la plus grande
charité envers certains auteurs de notre jeu-
nesse, c’est de ne pas les relire.

François MAURIAC,
de l’Académie française.


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