Œuvre journalistique de François Mauriac 1937-1938

La Littérature et le péché

Samedi 12 mars 1938
Le Figaro

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LA LITTÉRATURE
ET LE PÉCHÉ[1][1] Cet article a été repris dans : OC, XI, 261-265 ; ORTC, III, 965-968 ; JMP, p. 244-248 ; et dans un recueil collectif, L’Homme et le péché, [avec 3 pages supplémentaires], Plon, 1938, pp. 209-218.

Par FRANÇOIS MAURIAC
de l’Académie française

Le 21 décembre dernier, la chaire de
l’église Saint-Roch[2][2] Église située dans le 1er arrondissement de Paris. à Paris retentissait de
paroles redoutables : « A Dieu ne plai-
se, s’écriait l’évêque du Mans[3][3] Note de Jean Touzot (JMP, p. 244) : « Georges Grente (1879–1959), archevêque du Mans, futur cardinal, élu en 1936 à l’Académie française. Sur les limites de son indulgence, voir BN, II, p. 42. » , à Dieu ne
plaise que je propose de briser l’envol
du génie ! Mais sous prétexte de liberté
d’inspiration, est-ce que des écrivains et
des artistes ne prétendent pas concilier
l’audace des descriptions et des peintures
et la pratique des sacrements ? » Et
Mgr Grente n’hésitait pas à dénoncer
avec une tout apostolique violence :
« Ces hommes, qui se félicitent d’être
pieux pendant qu’ils troublent et per-
vertissent les autres. »

Hâtons-nous de rassurer les personnes
dont le zèle dévorant m’a fait parvenir
ce texte, et aussi le rédacteur de la Se-
maine religieuse
de Coutances[4][4] La Semaine religieuse est un bulletin d’information diocésaine ; Coutances est situé dans le département de la Manche., qui rap-
pelle à ce propos les pieux conseils
qu’André Chaumeix[5][5] Note de Jean Touzot (JMP, p. 244) : « Dans son discours de réception, André Chaumeix (1874–1955) avait dit à Mauriac : « Vous êtes le grand maître de l’amertume […]. A vous lire, j’ai failli prendre la Gironde pour un fleuve de feu et la Guyenne pour un nœud de vipères. » » voulut bien me pro-
diguer quand il me reçut sous la Cou-
pole[6][6] Mauriac fut élu en 1933 au fauteuil 22 de l’Académie française. Sa réception y eut lieu le 16 novembre de cette même année.. J’apporte à ces bonnes âmes une
nouvelle dont leur charité se réjouira :
la mercuriale de Saint-Roch ne s’adres-
sait pas à ma chétive personne. Je le
tiens de la meilleure source ; durant les
quelques rencontres que l’évêque du
Mans voulut bien me ménager, vers le
temps où il ne dédaignait pas de jeter
les yeux sur notre Compagnie, j’eus la
consolation d’apprendre de sa bouche
que non content d’être charmé par mes
ouvrages, il en était aussi grandement
édifié.

Mais cette flèche qui ne m’était pas
destinée, oserai-je nier que tout de même
elle m’a atteint ? Et quel écrivain catho-
lique, s’il est romancier et homme de
théâtre, n’a dû souvent l’arracher de sa
chair ? Sans l’avoir voulu, l’évêque du
Mans a touché une blessure mal cicatri-
sée, une plaie inguérissable. Rien ne
pourra faire que le péché ne soit l’élé-
ment de l’homme de lettres et les pas-
sions du cœur le pain et le vin dont cha-
que jour il se délecte. Les décrire sans
connivence, comme nous y invitait Ma-
ritain[7][7] Dans son livre Art et scolastique, Librairie de l’art catholique, 1920. Mauriac cite quelques lignes de l’étude de Jacques Maritain dans son essai Dieu et Mammon, Éditions du Capitole, 1929 : « La question essentielle, dit-il, n’est pas de savoir si un romancier peut ou non peindre tel aspect du mal. La question essentielle est pas de savoir à quelle hauteur il se tient pour faire cette peinture, et si son art et son cœur sont assez purs et assez forts pour le faire sans connivence » (in ORTC, II, 815)., est sans doute à la portée du phi-
losophe et du moraliste, non de l’écrivain
d’imagination dont tout l’art consiste à
rendre visible, tangible, odorant, un
monde plein de délices criminelles, de
sainteté aussi, nous ne l’ignorons pas.
C’est le roc où nous nous accrochons, que
nous embrasserons jusqu’à notre dernier
souffle : puisse du moins la Grâce de-
meurer présente dans notre œuvre ; mê-
me méprisée et en apparence refoulée,
que le lecteur sente partout cette nappe
immense, cette circulation souterraine de
l’amour[8][8] Le débat sur la responsabilité morale du romancier catholique face à ses lecteurs est un sujet que Mauriac a déjà eu l’occasion d’évoquer, ayant subi des attaques venues non seulement de la presse catholique, mais encore de ses « amis-ennemis » comme André Gide. Dans son essai Dieu et Mammon, Mauriac développe une argumentation proche de celle de cet article, voir en particulier : ORTC, II, 805-20..

Mais il reste qu’en dépit de cette pré-
sence, nos romans et nos pièces de théâ-
tre eussent fait horreur ou pitié à la plu-
part des saints que nous vénérons. Si de
pieux vivants nous montrent plus d’in-
dulgence, ils cèdent, je le crains, à une
sympathie personnelle. Nous savons bien
que nous sommes la faiblesse de plu-
sieurs religieux, de saints prêtres, de
grandes âmes. Ce n’est pas l’amour qui
est aveugle (la plus lucide des passions,
au contraire) mais cette amitié un peu
éblouie, dont les auteurs ont parfois le
bénéfice, et qui, je le crois fermement,
est d’une portée spirituelle assez grande
pour les aider à ne pas perdre cœur
car, même imméritées, ces affections les
suivront au delà de la tombe.

Un romancier chrétien a d’ailleurs
d’autres raisons de demeurer confiant :
peut-être est-ce donner trop d’impor-
tance à ces œuvres d’imagination que
l’Église a toujours traitées avec plus de
dédain que de crainte ? Il me semble
pourtant que la Grâce utilise parfois
cette trouble matière, ces faibles poisons.
Ceci n’est pas une opinion en l’air et nous
pourrions la soutenir de plus d’un exem-
ple, s’ils ne touchaient à l’intime des
cœurs. Une personne malade et très près
de Dieu et qui aide de ses lumières et de
ses souffrances un grand nombre d’âmes,
confiait à un romancier que son œuvre
lui avait donné du péché la connaissance
nécessaire pour atteindre certains pé-
cheurs, pour descendre jusqu’au secret
de leur pauvre vie. Une science théori-
que des vices et des passions, telle qu’on
la dispense aux diacres dans les séminai-
res, l’eût épouvantée et ne lui eût servi
de rien pour aider les âmes. Mais le ro-
mancier, sans lui ouvrir les yeux sur nos
souillures, la guidait cependant à tra-
vers les ténèbres de la créature possédée
et déchirée. Ceux qu’elle avait vus se
débattre au cours d’une histoire inventée,
elle les reconnaissait dans la vie, à un cri,
à un regard. Une âme héroïque et sainte
bénéficiait ainsi de la triste expérience
d’un faiseur de romans.

A quoi un théologien nous répondra
que même si la Grâce utilisé le mal en
vue d’un plus grand bien, le mal n’en est
pas excusé pour autant, ni rendu légiti-
me. Le chrétien n’étudie, il n’observe ses

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passions que pour les vaincre ; il ne s’y
arrête que dans la mesure où cette atten-
tion est nécessaire à cette victoire. Nous
nous flattons qu’une peinture fidèle et
véridique et qui montre l’horreur du
péché, en devient inoffensive. La passion
telle qu’elle est, l’étalage de ses hontes,
de ses suites les plus tristes a-t-elle ja-
mais détourné personne de s’y abandon-
ner ? S’il est vrai, d’une vérité presque
inavouable tant elle est amère, que nous
ne commettons jamais un acte mauvais,
fût-ce avec horreur, sans désirer tôt ou
tard de le commettre une fois encore
(car l’habitude commence avec le pre-
mier acte), la peinture même impitoya-
ble de certains désordres en nous en ren-
dant complices par l’imagination, risque
de nous inciter à une expérience plus
concrète, car l’image amorce, elle aussi,
une habitude, une accoutumance.

Un seul roman est proposé au chrétien,
un seul drame : le sien, une seule his-
toire, un seul débat, qui se joue entre lui
et son Créateur[9][9] Cf. l’utilisation de l’expression « moi-même et mon créateur » par le cardinal John Henry Newman au début de son Apologia pro vita sua (publié en anglais en 1864, traduit en français par L. Michelin-Delimoges et publié chez Bloud et Gay en 1939 — p. 24 pour la citation). C’est un mot que Mauriac aime citer (voir, par exemple, OA, p. 334, p. 473, p. 593 ; DBN, p.114, p. 155), même en anglais avant la publication de la traduction française (voir l’article « Henri Bremond » , paru dans L’Écho de Paris du 26 août 1933, in JMP, p. 97)., et dont toute expression
littéraire ne saurait être qu’à base de
délectation et de complaisance. Ne vous
pressez pourtant point, chers adversai-
res, de vous jeter sur les armes que je
vous livre. Ce qui me choque dans une
publication par ailleurs excellente, com-
me la Revue des Lectures de M. l’abbé
Bethléem[10][10] Louis Bethléem (1869-1940). Voir à ce sujet l’article de Jean Touzot : « Quand Mauriac était scandaleux… » , Œuvres et critiques, 2.1, printemps 1977, p. 133–144. La Revue des Lectures a été fondée en 1908 par l’abbé Bethléem sous le titre primitif de Romans-Revue : Guide de lectures., c’est bien moins ce qu’elle
condamne que ce qu’elle recommande.
J’approuverais qu’avec Port-Royal et
Saint-Sulpice, avec Bossuet[11][11] Jacques Bénigne Bossuet (1627-1704). et même Fé-
nelon[12][12] François de Salignac de La Mothe-Fénelon, dit Fénelon (1651-1715)., elle eût le courage de rejeter toute
la littérature d’imagination[13][13] Mauriac pense sans doute au janséniste Pierre Nicole (Lettres sur l’hérésie imaginaire (11e Lettre), Les Visionnaires (1665)) pour qui : « Un faiseur de romans et un poète de théâtre est un empoisonneur public, non des corps mais des âmes des fidèles, qui se doit regarder comme coupable d’une infinité d’homicides spirituels » (cité par Mauriac dans Le Roman, in ORTC, II, 773), ou encore à Bossuet qui « ne traite pas mieux dans sa lettre au Père Caffaro ceux qui font métier de peindre les passions » (Mauriac, La Vie de Jean Racine, in OC, VIII, 81)., si par ail-
leurs elle n’en défendait une de la pire
espèce — la seule qui soit justement sans
excuse. Car une peinture fidèle de
l’homme, toute périlleuse qu’elle soit, a
du moins le mérite de cette fidélité. C’est
toujours par là que la Grâce se fraie une
route pour s’emparer d’une œuvre
même trouble mais véridique, et pour
la faire servir à ses desseins. Ceux de mes
romans qui ont fait le plus crier ont
orienté certaines vies. En revanche, une
falsification du réel, une peinture men-
teuse de l’homme est mauvaise absolu-
ment et ne profite qu’au démon de la
niaiserie, celui qui parfois ouvre à tous
les autres démons la porte mal verrouil-
lée de Clara d’Ellébeuse[14][14] Clara d’Ellébeuse ou l’histoire d’une ancienne jeune fille, roman de Francis Jammes qui parut en 1899 au Mercure de France..

Et par exemple, dans un grand effort
de vertu, j’arrive à trouver fort bon que
la Revue des Lectures inscrive ma pièce,
Asmodée, sous cette rubrique : « Pour
les adultes avertis qui pour des raisons
(par exemple pour raison de concorde
familiale) ne peuvent pas, dans une cir-
constance donnée, s’interdire le théâ-
tre…
» En revanche, quel scandale
que de voir proposé au choix et
à l’admiration des jeunes lectrices
un roman que la revue de l’abbé
Bethléem résume ainsi : « Monique de
la Vauvize veut d’un amour ailé qui
s’élance sur elle comme sur une proie.
Mais aussi l’amour secret qu’elle nourrit
pour son cousin Bernard de Samereuse
ne peut qu’être ailé parce que Bernard
est aviateur. Le symbole et la réalité se
trouvent un temps gênés, du fait
que Monique, par compassion, s’est
laissé fiancer à Jean-Loup Derblay.
Heureusement rien ne résiste à Ber-
nard, vainqueur de l’Atlantique-Nord.
Il foncera sur la proie. Jean-Loup,
qui a voulu le tuer et se tuer avec lui,
en sabotant l’avion de Bernard, a aidé au
résultat : Monique verra son rêve plei-
nement réalisé… Si les parents n’ont pas
peur de romans d’amour pour leurs filles,
ils pourront leur confier cette idylle, par
instants un peu brûlante. »

Il existe une certaine obscénité, à base
de nigauderie et de mensonge, pire que
l’autre peut-être, parce qu’elle s’attaque
exclusivement aux jeunes filles chrétien-
nes. Quelle tristesse que la possession de
la Vérité condamne nos enfants, seules
parmi toutes les autres, à ces basses nour-
ritures, à ces dégradantes pauvretés !

A cette jeunesse, ne pourrions-nous du
moins préparer des aliments substan-
tiels ? Rien de moins fade que la vertu ;
et la plus grande aventure sera tou-
jours la sainteté. Mais il y a loin de l’ha-
giographie au roman. Nous pouvons écri-
re une vie de saint si nous en avons le
goût[15][15] Mauriac s’y est aventuré en 1945 avec sa Sainte Marguerite de Cortone parue chez Flammarion. ; nous ne pouvons imaginer le
roman d’un saint, créer un saint : la
Grâce ne s’invente pas. Seul, Bernanos[16][16] Georges Bernanos (1888-1948).
a su tirer de lui-même, et sans rien em-
prunter à l’hagiographie, tous ses prêtres
crucifiés. Mais justement parce qu’il est
romancier, le pied de leur croix s’en-
fonce en pleine boue. J’ignore ce que la
Revue des Lectures a pensé de Mouchette
et de la faune inquiétante qui rampe
dans l’Imposture[17][17] L’Imposture avait paru en 1927 et la Nouvelle Histoire de Mouchette en 1937, tous les deux chez Plon., mais il est évident que
le seul romancier de la sainteté que nous
possédions est aussi engagé qu’aucun de
nous dans l’ordure du monde. Le gibet
où il cloue son curé de campagne[18][18] Cf. Bernanos, Journal d’un curé de campagne (Plon, 1936). se dé-

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tache sur des ténèbres pleines de crimes.

J’ai quelquefois songé à ce que pour-
rait être le roman d’un jeune homme
qui choisit de devenir un saint[19][19] Comme le note Jean Touzot (JMP, p. 247) : « Ce sera l’ambition du romancier de L’Agneau (Flammarion, 1954). » . Duhamel
a créé son inoubliable Salavin[20][20] Georges Duhamel (1884-1966) publia Vie et Aventures de Salavin au Mercure de France (6 vol. 1920-32). ; mais Sa-
lavin évolue en dehors de l’Église. J’ima-
gine une âme dont l’ambition serait de
se conformer au Christ selon les métho-
des consacrées par l’expérience des
grands mystiques. Il me semble que dans
la mesure où le romancier dépasserait
les apparences et saurait atteindre pro-
fondément l’homme intérieur, bien loin
d’éviter de peindre la nature déchue, il
toucherait là une région peu connue de
notre misère. Ce serait l’histoire des pas-
sions qui se masquent pour que l’homme,
épris de sa propre perfection, ne les re-
connaisse pas. La seule luxure, incapable
de déguisement, serait par lui dominée
et vaincue. Mais des autres péchés
capitaux, et surtout de l’orgueil, il ne
reconnaîtrait jamais le visage, parce
qu’ils auraient su revêtir un aspect édi-
fiant, et rivaliseraient d’ardeur et de zèle
jusqu’à ce que leur victime se considère
comme un Dieu. Peut-être, le véritable
saint est-il un homme qui ne s’arrête pas
de démasquer en lui et d’authentifier à
chaque instant toutes ces passions à la
face voilée. D’où cette humilité qui nous
étonne, ces abîmes d’humilité chez des
êtres déjà dans le ciel. Mais eux, ils
voient ce que nous ne voyons pas, ils sa-
vent que durant toute leur vie ils n’ont
cessé d’arracher leur couteau et leur
masque aux vices qui se déguisent en
vertus.

François Mauriac,
de l’Académie française.


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