Œuvre journalistique de François Mauriac 1937-1938

Linge sale

Vendredi 18 novembre 1938
Temps présent

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BILLET

LINGE SALE

par François MAURIAC.

La charité chrétienne a parfois
d’étranges détours, et la prudence
aussi, qui est une vertu. Un char-
mant professeur au Collège de
France, M. Bernard Fay[1][1] En s’en prenant à Bernard Faÿ, Mauriac identifie sans le savoir un futur collaborateur important. Faÿ (1893-1978), professeur au Collège de France, historien des rapports entre la France et les États-Unis, fut aussi un anti-maçon acharné. Nommé sous Vichy directeur d’un musée de sociétés secrètes (et comme directeur de la Bibliothèque Nationale), il fut accusé en 1944 d’avoir fait arrêter plus de 6 000 maçons (dont 500 envoyés à leur mort). Condamné à la dégradation nationale, il fut emprisonné, mais échappa avec l’aide financière de l’écrivain américain Gertrude Stein qui estimait (probablement à tort) qu’il l’avait protégée des persécutions anti-juives. Il vécut en Suisse avant d’être pardonné en 1958., avait en-
vie de dire leurs quatre vérités à
quelques écrivains français. Mais
c’est une belle âme et il craignait
de leur faire de la peine. Il réso-
lut donc d’aller chercher au Ca-
nada le plaisir de dire tout haut à
Montréal ce qu’à Paris il pense…
très bas.

Malheureusement, comme on
écrit, dans les romans policiers,
l’ « Argus » veillait, et nous qui
sommes ses camarades, nous n’i-
gnorons plus rien aujourd’hui de
ce qu’il a raconté aux Canadiens,
touchant le « roman-spasme »
français.

En ce qui me concerne, je lui
pardonne bien volontiers, et je
trouve même assez comique ce
qu’il a osé dire de mon œuvre.
Mais bien que je nourrisse peu

--- nouvelle colonne ---

d’illusions sur les hommes, j’avoue
que je n’eusse jamais cru qu’il se
trouverait chez nous un écrivain,
un membre de l’Université, pour se
livrer, à propos d’un de nos con-
frères, et devant un auditoire
étranger, à une allusion abomina-
ble : « M. X… a deux instincts,
l’un dont je ne parlerai pas… »

Le journaliste canadien note
que l’auditoire « laissa fuser quel-
ques rires contraints » : ce fut,
sans doute, à l’endroit de la con-
férence où M. Fay accusa Bernanos
de s’être livré à une « infamie » et,
en effet, c’était assez drôle.

C’est la première fois que je con-
sacre mon billet à une question de
cet ordre. J’aurais pu faire l’hon-
neur à M. Fay, professeur au Col-
lège de France, d’un quotidien à
gros tirage. Mais notre homme est
catholique et nous sommes ici en
famille. Que les lecteurs de Temps
Présent
veuillent donc me pardon-
ner ce linge sale.



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