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L’Amitié de deux poètes : Francis Jammes et François Mauriac; puis partiellement dans :
CHER Jammes
une coulée de clair de lune jusqu’à cette terrasse
d’où je vous vois
par les vignes, chargées de grappes et par ce que trente
lieues accumulent entre nous de prairies, de pignadas, de
pauvres églises où Dieu veille et de métairies endormies.
Cet océan dé bonté
, dont vous parlez dans une de vos
élégiesPrière pour que les autres aient le bonheur
, première des Quatorze prières
, in Tout ça est là comme un grand océan de bonté
(p. 168).
amour qui déferle à mes pieds dans l’ombre.
Voilà le monde que vous nous avez donné : cette
nuit murmurante autour du lit où le poète est étendu et
souffre. Le poète, seul bienfaiteur de l’homme, seul ami !
Tout à l’heure, avant de vous rejoindre sur la, terrasse,
cette voix du destin, le
tissait
dans la maison où les rires des enfants s’étaient tus.
Les garçons baissaient la tête. Je regardais le front penché
de mes fils, et cette tristesse d’ange sur le visage de leur
ami. La voix invisible prononça tout à coup les mots ter
ribles,
annonciateurs de l’hécatombe :
tice
murmura à mon oreille Tout de même… ce serait dom
De quels travaux, de quelles amours rêvait-il ?
mage…
Cher Jammes, poète grand et doux, votre œuvre est
ce gave bondissant entre les aulnes, qui jaillit sans fin
d’un cœur sanctifié. J’honore en vous et dans tous les
inspirés, vos frères, une des images discernables de la
bonté de Dieu en ce monde. Tout à l’heure, après m’être
uni une dernière fois à vous qui souffrez de l’autre côté
des pins innombrables
abandonné, au cœur de la maison pleine de sommeils.
C’est l’instant où, de toute l’Europe, les musiques affluent
et se laissent prendre dans ce vieux salon, comme en
hardies
par la solitude, par l’immobilité des choses et des
êtres. Alors il est rare que dans quelque endroit de la
terre, un hautbois, une clarinette n’apporte cette consola
tion
que MozartL’Enchantement de Mozart
.
damné.
Un vers de Jammes, un air de Mozart, il n’en faut
pas plus pour savoir que si l’humanité s’enfonce dans ces
ténèbres où le sang d’Abel
cette lumière n’en existe pas moins dont vous êtes le té
moin
et le héros, cette lumière et cette joie. Ce n’est plus
qu’en vous, dans vos poèmes, dans ceux de vos frères,
que nous la pressentons, que nous la cherchons, que nous
la découvrons enfin comme des lilas dans la nuit.
Quel Français aujourd’hui n’est divisé contre lui-
même ?
Qui de nous ne se débat, en proie à l’indignation,
à la colère et à la honte ? Mais vous, Jammes, vous êtes
ma certitude ; vous, du très petit nombre de ceux qui ne
nous auront pas trompés. Même dans ces heures où nous
sommes condamnés à vivre, vous nous arrachez ce cri que
jetait RimbaudLe monde est
Oui, le monde est bon, bien
bon ! je bénirai la vie…Mauvais sang
,
qu’il s’entre- tue ! Oui, nous aurons la force de bénir
cette vie, bien qu’elle soit suspendue à l’humeur, au
bon plaisir d’une poignée d’assassins.
L’immense plainte des Églises et du vieil Israël, les
larmes et le sang versé dans les camps de concentrationLa mention des camps est, en 1938, un phénomène rare dans la presse
(
cette malédiction qui monte des charniers en Espagne, en
Abyssinie et en Chine, et ce silence de nos fils plus tra
gique
qu’aucun cri, un air de pipeau le recouvre, votre
chant éternel, mon Jammes. Il le recouvre, non certes afin
de l’étouffer et de nous détourner de l’entendre, mais
comme un signe que nous n’avons pas été créés pour cette
horreur, ni pour subir la loi du crime.
Je revois cette Bible, sur votre table de chevet, à
Hasparren. Entre toutes les paroles qu’elle renferme, il en
est une qui rend un son nouveau et étrange dans ce mon
de
abominable :
O poète, il fallait bien que vous la possé
ront
la terre
diez,
cette terre, puisque vous nous l’avez donnée ! Vous,
le maître pacifique du Béarn et du Pays Basque, des Lan
des
et de la Guyenne, vous régnez pour l’éternité sur les
collines et sur les prairies, sur les torrents et sur les sour
ces,
vous poussez sans crainte la porte des vieilles mai
sons
abandonnées dans ces domaines où personne n’habite
plus. Vous êtes chez vous au coin de l’âtre des cuisines
mortes. Un prie-Dieu porte votre nom gravé dans les égli
ses
des plus pauvres villages. Tout ce que renferme cette
nuit où je vous écris, tout ce qu’elle contient d’eaux vives,
de plantes et de lièvres, toute la campagne que cette lune
éclaire, chante en dormant dans votre œuvre, au point que
je me sens aussi près de vous, ce soir, que je le fus, ce jour
du dernier printemps, où j’ai poussé la porte de votre
chambreCette chronique résonne comme un ultime adieu à Jammes malade et qui devait s’éteindre à Hasparren, le 1er novembre suivant.
Cf. l’article de Mauriac : Mort de Francis Jammes
.