Œuvre journalistique de François Mauriac 1937-1938

La Leçon de Shakespeare

Lundi 2 février 1937
Le Figaro

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CHRONIQUE

LA LEÇON
DE SHAKESPEARE [1][1] Article repris dans Journal II (JMP, p. 191-192).

Par FRANÇOIS MAURIAC
de l’Académie française

CHEZ Dullin, le Jules César de
Shakespeare nous donne jus-
qu’à l’hallucination l’éviden-
ce de l’immobilité, de l’invariabilité
de l’homme. Cette histoire de l’an
44 avant Jésus-Christ, dont un
grand poète, seize cents ans plus
tard[2][2] Comme le note Jean Touzot (JMP, p. 191) : « Jules César fut vraisemblablement créé en 1599. » , tire un drame sublime, repré-
sentée en 1937 sur un pauvre et
charmant théâtre de Paris, est plus
remplie d’allusions à l’actualité
qu’une revue montmartroise.

Mussolini, Franco, le peuple de
Rome et celui de Barcelone sont
joués ici au naturel. O mythe du
progrès ! Voilà l’homme tel qu’il
est, la foule telle qu’elle est. Le
poète nous tend ce miroir du fond
des siècles et nous y reconnaissons
notre propre figure. Il nous asper-
ge de sang, et c’est toujours le mê-
me sang qui continue d’être versé
au nom des mêmes dieux : Patrie,
Peuple, Ordre, Liberté, Démocra-
tie…

Si nous reconnaissons ces assas-
sins fraternels, c’est que Shakes-
peare ne divise pas l’homme : il
peut avancer dans l’horreur aussi
loin qu’il lui plaît, accumuler meur-
tres et suicides, il le peut sans nous
désespérer parce qu’il sauvegarde
toujours, au centre même de la tue-
rie, une source vivante de tendres-
se. Il n’existe peut-être pas, dans la
littérature universelle, une décou-
verte plus surprenante que la triste
douceur de ce jeune Brutus, assas-
sin de son père, de son maître, de
son ami… car César était tout cela
pour lui.

Sur ces représentations de l’Ate-
lier, j’ai entendu beaucoup de cri-
tiques et de louanges. J’avoue n’être
pas grand clerc en ces matières. Le
théâtre ne me donne presque jamais
une joie pure : il y a toujours un
détail souvent infime, un arbre en
carton, une fleur en papier, un bas
de coton mal tiré sur la jambe éti-
que d’un acteur, qui s’interpose en-
tre mon cœur et l’œuvre, et gâte
mon plaisir. Mais rien de tel n’a
troublé la joie que me donne, chez
Dullin, le tableau qui se déroule
sous la tente du jeune Brutus, la
veille de la bataille de Philippes[3][3] Comme le note Jean Touzot (JMP, p. 191) : « Après l’assassinat de César aux ides de mars, soit le 15 mars 44 avant J.-C., Antoine poursuit ses meurtriers et triomphe d’abord de Cassius, puis, vingt jours plus tard, de Brutus, dans la double bataille de Philippes. La scène qu’évoque Mauriac est la dernière de l’acte IV. » .
Dans ce décor clos, n’éclate pas une
dissonance. Au delà de la toile,
règne la nuit pleine d’embûches et
les constellations toujours présen-
tes dans le ciel de l’œuvre shakes-
pearienne. C’est après la dispute
sublime des deux amis, Brutus et
Cassius, interrompue par le mot :
« Portia est morte[4][4] Comme l’explique Jean Touzot (JMP, p. 192) : « Portia, épouse de Brutus, s’est suicidée (Jules César, IV, 3). » » et où Shakes-
peare exprime, comme nul autre
poète ne l’a fait, dans ce qu’il a de
plus secret et de plus pur, ce senti-
ment de l’amitié auquel certains
refusent l’existence ou qu’ils con-
fondent avec l’amour. De ses mains
criminelles, Brutus étend sur un lit
de camp son petit serviteur ensom-
meillé. Pour se défendre contre l’an-
goisse, il invite deux de ses offi-
ciers non à veiller auprès de lui,
mais à dormir.

Tous ces jeunes et mâles som-
meils, dont la tente est remplie,
n’en défendent pas l’accès à César
assassiné. On voudrait savoir si
Hitler, Mussolini, Staline lisent
Shakespeare, s’ils se réveillent par-
fois la nuit et demeurent les yeux
ouverts dans le noir, s’ils ont besoin
qu’un ami respire auprès d’eux
jusqu’à l’aube.

Telle est la leçon du poète éter-
nel au tyran éternel : vous ne
créerez pas un homme nouveau,
vous ne changerez pas l’homme.
Vous n’éliminerez ni cette barbarie,
ni cette tendresse.

De même que vous avez reçu des
dictateurs de l’histoire la plus re-
culée, vos ruses et vos attitudes, et
que vous avancez, sur les médailles
et dans les magazines, le même
horrible menton, c’est la même
pâte humaine que de siècle en siè-
cle vous pétrissez. Le « requete[5][5] Note de Jean Touzot (JMP, p. 192) : « Carliste. On désignait à l’origine, au XIXe, sous ce nom, les volontaires engagés, surtout en Navarre, dans l’armée de don Carlos. On en retrouve du côté des nationalistes durant la guerre civile. » »
de Franco, le soldat de la Brigade
Internationale, cette « chemise
noire » , ce « faucon rouge » , po-
saient déjà pour Shakespeare, et ces
ennemis mortels se ressemblaient
déjà comme des frères : ils portaient
en eux, comme ils font aujour-
d’hui, comme ils feront dans mille
ans, cette bête féroce et ce pauvre
cœur.

(Suite page 3, colonnes 1 et 2.)

Page 3
SUITES DE LA PREMIERE PAGE
La leçon de Shakespeare

Et peut-être l’art de gouverner
les hommes se ramène-t-il à équili-
brer leurs puissances de douceur et
leur instinct de destruction. Aussi
ardemment que nous chérissions
nos chimères politiques ou autres,
et les chéririons-nous jusqu’au cri-
me, il reste que les plus durs d’en-
tre nous, les plus sanguinaires, se-
raient capables de prendre, comme
le jeune Brutus, un enfant endormi
dans leurs bras, de l’étendre avec
précaution et de veiller sur son
sommeil.

François Mauriac,
de l’Académie française.

P.S. — Je renouvelle aujour-
d’hui, avec plus d’insistance enco-
re, l’appel que j’avais lancé l’an

--- nouvelle colonne ---

dernier en faveur de nos étudiants.
C’est samedi 6 février, à 21 heures,
au Centre Marcelin-Berthelot,
28 bis, rue Saint-Dominique, que se
déroulera La Nuit des Lettres au
profit des bourses de secours aux
étudiants
, organisée par l’Associa-
tion d’Entr’aide des étudiants de
Paris. De nombreuses vedettes ont
promis leur concours à ce bal. Des
cartes (20 francs pour les étudiants,
35 francs pour les autres person-
nes) sont à votre disposition à la
Sorbonne, chez Durand, 4, place de
la Madeleine, et à l’entrée de la
salle. J’insiste auprès de mes jeu-
nes lectrices qu’elles viennent nom-
breuses, qu’elles amènent leurs
amis.



Date:
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