Œuvre journalistique de François Mauriac 1937-1938

La leçon de Racine

MARDI 18 JANVIER 1938
Le Figaro Théâtre

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LA LEÇON DE RACINE

Par FRANÇOIS MAURIAC de l’Académie française

Vous allez au théâtre ou au cinéma. Vous voyez sur la scène ou à l’écran des dames et des messieurs habillés comme vous-même, qui usent du vocabulaire courant, qui boivent du vrai champagne dans de vrais verres, qui téléphonent, allument une cigarette, se balancent dans un fauteuil. Or, ces personnages, qui sont votre réplique exacte, qui appartiennent à votre condition, qui parlent votre langue, il est bien rare que vous les reconnaissiez, que vous vous retrouviez en eux.

Les sentiments qu’ils expriment ne vous révèlent rien sur votre propre cœur ni sur les êtres qui vous sont familiers. D’ailleurs, vous ne leur en demandez pas tant : c’est là une humanité de théâtre, conventionnelle, qui obéit aux lois d’une psychologie rudimentaire, mécanique, à l’usage des planches. Ces actrices habillées par la couturière de votre femme, ces acteurs vêtus d’un smoking pareil à celui de votre époux et qui évoluent sur une scène meublée par votre tapissier, appartiennent à une race qui, au fond, vous est aussi étrangère que les habitants de la lune, de la planète Mars ou du musée Grévin.

Or, par un phénomène contraire, voici, sur la même scène, une jeune femme qui déclare être la fille de Minos et de Pasiphaé, qui n’hésite pas à parler du sacré soleil dont elle est descendue. Phèdre s’adresse à vous du fond des siècles. Il faut, pour atteindre le palais de Trézène où elle souffre, remonter le cours de l’histoire et s’aventurer jusqu’aux confins de la Fable. Et pourtant le cœur de cette fille des dieux bat au rythme du vôtre. En dépit de ce formidable éloignement dans le temps, Phèdre vous est plus familière qu’aucune héroïne contemporaine. Je dirai plus : Phèdre est la plus moderne de toutes, au point d’exprimer, sous une forme pudique, et pourtant terriblement claire, ce que s’efforcent de nous laisser entendre les écrivains d’aujourd’hui les plus audacieux et les plus troubles…

Aujourd’hui, sous des formes diverses et à quelques exceptions près, le théâtre s’obstine dans ces deux erreurs opposées : la reproduction, la copie des formes extérieures de la vie courante ou, au contraire, les afféteries et les enjolivures d’une fantaisie faussement poétique rapportée du dehors.

J’ai appris à mes dépens, puisque j’ai mis cette année la main à la pâte, combien il est difficile de trouver sa voie entre ce Charybde et ce Scylla, quand on ne possède pas le génie ailé de Giraudoux ou la puissance satirique d’Edouard Bourdet, et je sais bien la critique que j’écrirais sur ma pièce Asmodée, si je voulais jouer au petit jeu de me juger moi-même. Mais je sais aussi dans quelle direction je suis résolu à travailler, à chercher, et de quel côté j’attends la lumière. Ce n’est pas que j’aie la sottise de penser que l’on doive recommencer Racine. Mais je crois que son œuvre nous met en défense à la fois contre la fausse poésie et contre le faux réalisme, en nous rappelant que la poésie dramatique brûle au cœur même du réel, qu’elle se dégage d’une simple parole, d’un geste où l’être se livre, qu’elle tient tout entière dans le jeu des sentiments et des passions. La seule méthode pour réconcilier la poésie avec le théâtre, c’est d’y serrer du plus près possible le réel intérieur, c’est d’atteindre à cette forme dépouillée et nue qui livre le cœur palpitant. Telle est la leçon de Jean Racine. Au théâtre, on ne va pas de la poésie au vrai, on va du vrai à la poésie. Les recherches de style, l’usage des symboles et de la féerie ne créera pas le climat poétique attendu si nos personnages sont faux et conventionnels. La poésie est la récompense de l’auteur qui a su transposer sur la scène et nous rendre accessible le débat éternel de l’homme divisé contre lui-même.

François Mauriac.

(Cet article de M. François Mauriac est extrait de la belle conférence que notre éminent collaborateur a faite hier à l’Université des Annales.)



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