Vous allez au théâtre ou au ci-
néma. Vous voyez sur
la scène ou à l’écran des dames et des messieurs habillés com-
me
vous-même, qui usent du voca-
bulaire courant, qui boivent du vrai
champagne dans de vrais verres, qui téléphonent, allument une cigarette, se
balancent dans un fauteuil. Or, ces personnages, qui sont votre réplique exacte, qui
appartiennent à votre condition, qui parlent votre langue, il est bien rare que vous
les recon-
naissiez, que vous vous retrouviez en eux.
Les sentiments qu’ils expriment ne vous révèlent rien sur votre propre cœur ni sur
les êtres qui vous sont familiers. D’ailleurs, vous ne leur en demandez pas tant :
c’est là une hu-
manité de théâtre, conventionnelle, qui obéit aux lois
d’une psychologie rudimentaire, mécanique, à l’usage des planches. Ces actrices
habillées par la couturière de votre femme, ces acteurs vêtus d’un smoking pareil à
celui de votre époux et qui évoluent sur une scène meublée par votre ta-
pissier, appartiennent à une race qui, au fond, vous est aussi étrangère que les
habitants de la lune, de la planète Mars ou du musée Grévin.
Or, par un phénomène contraire, voici, sur la même scène, une jeune femme qui déclare
être la fille de Minos et de Pasiphaé, qui n’hésite pas à parler du sacré soleil
dont elle est descendue. Phèdre s’adresse à vous du fond des siècles. Il faut, pour
atteindre le palais de Trézène où elle souffre, remonter le cours de l’his-
toire et s’aventurer jusqu’aux confins de la Fable. Et pourtant le
cœur de cette fille des dieux bat au rythme du vôtre. En dépit de ce formidable
éloignement dans le temps, Phèdre vous est plus familière qu’aucune héroïne
contemporaine. Je dirai plus : Phèdre est la plus moderne de toutes, au point
d’exprimer, sous une forme pudique, et pourtant terrible-
ment claire,
ce que s’efforcent de nous laisser entendre les écrivains d’aujourd’hui les plus
audacieux et les plus troubles…
Aujourd’hui, sous des formes di-
verses et à quelques exceptions près,
le théâtre s’obstine dans ces deux erreurs opposées : la reproduction, la copie des
formes extérieures de la vie courante ou, au contraire, les afféteries et les
enjolivures d’une fantaisie faussement poétique rap-
portée du dehors.
J’ai appris à mes dépens, puisque j’ai mis cette année la main à la pâte, combien il
est difficile de trouver sa voie entre ce Charybde et ce Scylla, quand on ne possède
pas le génie ailé de Giraudoux ou la puissance satiri-
que d’Edouard
Bourdet, et je sais bien la critique que j’écrirais sur ma pièce Asmodée, si je
voulais jouer au petit jeu de me juger moi-même. Mais je sais aussi dans quelle
direction je suis résolu à travailler, à chercher, et de quel côté j’attends la
lumière. Ce n’est pas que j’aie la sottise de penser que l’on doive recommencer
Racine. Mais je crois que son œuvre nous met en défense à
la fois contre la fausse poésie et contre le faux réalisme, en nous rappelant que la
poésie dramatique brûle au cœur même du réel, qu’elle se dégage d’une simple parole,
d’un geste où l’être se livre, qu’elle tient tout entière dans le jeu des sentiments
et des passions. La seule méthode pour réconcilier la poésie avec le théâtre, c’est
d’y serrer du plus près possible le réel intérieur, c’est d’atteindre à cette forme
dépouillée et nue qui livre le cœur palpitant. Telle est la leçon de Jean Racine. Au
théâtre, on ne va pas de la poésie au vrai, on va du vrai à la poésie. Les
recherches de style, l’usage des symboles et de la féerie ne créera pas le climat
poéti-
que attendu si nos personnages sont faux et conventionnels.
La poésie est la récompense de l’auteur qui a su transposer sur la scène et nous
ren-
dre accessible le débat éternel de l’homme divisé contre
lui-même.
(Cet article de M. François Mauriac est extrait de la belle conférence que notre éminent collaborateur a faite hier à l’Université des Annales.)