Œuvre journalistique de François Mauriac 1937-1938

La Pierre

Vendredi 26 mars 1937
Sept

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La Pierre[1][1] Article non repris en volume.

par François MAURIAC
[2][2] Image : « Rencontre du Christ avec Marie-Madeleine. (tableau de Fra Angelico, à Saint-Marc de Florence). »

La pierre du tombeau que les hommes,
depuis tant de siècles, n’arrivent pas à sou-
lever, c’est la haine. Jamais elle n’a pesé
d’un tel poids sur les morts vivants que nous
sommes presque tous, nous dont la vocation
était d’aimer et d’être aimés et qui, enrôlés,
excités par le double poison de la parole et
de la presse, nous enfonçons de plus en plus
dans des ténèbres où les arguments perdent
toute valeur, où aucune raison ne nous
atteint plus.

Étrange tombeau et qui ressemble à ces
coffres d’Orient emboîtés les uns dans les
autres : car la haine qui sépare les races[3][3] Ce thème est récurrent dans la pensée de Mauriac. Ainsi, au moment des guerres de décolonisation, il n’aura de cesse de les stigmatiser parce qu’elles creusent le fossé entre les peuples et les religions. BN, III, p. 121 (22 janvier 1962). con-
tient cette haine plus étroite qui règne en-
tre les nations : dans les nations elles-mêmes
les classes s’entredévorent ; au sein des clas-
ses, les partis politiques sont furieusement
aux prises et les alliances qu’ils nouent dis-
simulent mal leur inimitié[4][4] Les alliances gouvernementales montrent bien sous la IIIe République combien elles peuvent être éphémères par le fait de leur manque de cohésion. Le Front populaire, en cette fin de mois de mars 1937, le démontre aisément. ; au secret des
familles, la haine règne encore et désunit le
couple humain ; et enfin il n’est pas jusqu’à
la créature solitaire qui, n’ayant plus per-
sonne à exécrer, ne retourne contre elle-
même cet appétit de destruction : rapides ou
lents, que de suicides ! que d’ennemis de
leur propre vie !

Image trop simple d’ailleurs que celle des
coffrets d’Orient ; car la haine de race joue
aussi à l’intérieur de chaque pays : Israël la
subit en Allemagne[5][5] Dès 1933, des mesures antisémites ont été prises par le pouvoir nazi à l’encontre des juifs d’Allemagne : boycott des magasins juifs, exclusion des professions libérales, inscriptions contingentées à l’Université…
Avec les lois de Nuremberg (1935), on accentue la persécution en interdisant aux juifs les métiers de la banque, du commerce, de l’édition et du droit. Ils ne peuvent pas non plus pratiquer la médecine, entrer dans l’armée ni être fonctionnaires. Déchus de la citoyenneté allemande, les juifs ne doivent pas avoir de relations sexuelles avec des « aryens » . Le port de l’étoile jaune leur est obligatoire ; les hommes doivent désormais se prénommer « Israël » et les femmes « Sarah » .
. De même les luttes de
parti, les antagonismes de classe qui divisent
un peuple retentissent au delà de ses fron-
tières ; et sans doute ne sera-ce pas trop
d’une bataille des nations pour vider la
querelle du communisme et du fascisme.
Ainsi toutes les espèces de haines se compé-
nètrent,
s’amalgament pour former ce bloc
sans fissure sous lequel nous étouffons.

Pourtant, il n’est aucune passion qui soit
moins naturelle à l’homme. A la caserne,
dans les maisons ouvrières, partout où les
êtres vivent coude à coude, le premier mou-
vement est d’entraide et de secours. La haine
est une ivraie qui exige d’être cultivée, soi-
gnée, entretenue. A Clichy[6][6] Voir « L’Épreuve du pouvoir » , Le Figaro, 19 mars 1937, p. 1 [hyperlien]., le plus farouche communiste eût-il de lui-même
trouvé intolérable cette séance de cinéma à l’usage des familles et autorisée
par le gouvernement du Front populaire[7][7] Cf. « L’Épreuve du pouvoir » du 19 mars et commentaires [hyperlien]. ? Pour le rendre furieux, il a fallu
presque autant d’affiches que pour une campagne électorale. Et voici que le
soleil de Pâques se lève, cette année, à la fois sur la terre fraîchement remuée
des tombeaux et sur des milliers de cœurs qui n’oublieront pas le sang
répandu.

Que les chrétiens, ceux du moins qui ont soulevé la pierre de leurs mains

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débiles, ne la laissent plus jamais retomber. Mais qu’ils ne se fient pas à leur
propre bonté : Il[8][8] [sic] faut beaucoup de vigilance aujourd’hui pour ne pas se laisser
gagner par cette folie exécrable. A droite comme à gauche, elle brouille la
vue des habiles, au point que de fameux philosophes ne reconnaissent même
plus leur ennemi et le prennent pour un hippogriffe ! Il ne nous appartient pas
de ne pas avoir d’adversaire, mais il nous appartient de toujours considérer
en lui l’image du Créateur[9][9] Cette assertion est au confluent de plusieurs passages des évangiles : Mt, 25, 40, Lc, 6, 35. , la créature rachetée, un homme enfin, ce qu’il y
a de plus pitoyable au monde et de plus grand[10][10] Formule qui rappelle la thématique pascalienne (chère à Mauriac) de la misère et de la grandeur de l’homme..



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