Juillet 37

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François Mauriac Juillet 37 Le Figaro 1 1937-07-21 Paris Le Figaro

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Mercredi 21 juillet 1937 Le Figaro CHRONIQUE JUILLET 37Article non repris. Par FRANÇOIS MAURIAC de l’Académie française

Quelques-uns pour étendre leur renommée entassent sur leur personne des pairies, des colliers d’ordre, des primaties, la pourpre, et ils auraient besoin d’une tiare. Mais quel besoin a Bénigne d’être cardinalMauriac cite ici le fragment 26 du chapitre II, Du mérite personnel, des Caractères (1688) de La Bruyère. Bénigne étant le second prénom de Bossuet, on a longtemps pensé que La Bruyère renvoyait à ce dernier, rapprochement qui laisse perplexes les spécialistes. C’est la raison pour laquelle les éditions modernes donnent Trophime qui renvoie au cardinal Le Camus, évêque de Grenoble. ? Nous ignorons ce que Bossuet, que vise ici La Bruyère, eût fait de la pourpre, mais le cardinal PacelliEugenio Maria Giuseppe Giovanni Pacelli (1876-1958), futur Pie XII, enfant d’une grande famille romaine, il est ordonné prêtre en 1899 et entre, très vite, dans l’administration curiale. Nommé nonce apostolique en Bavière en 1917, puis à Berlin en 1920, il est appelé à exercer les fonctions de Secrétaire d’État auprès du pape Pie XI en 1930. C’est à ce titre qu’il parcourt l’Europe et l’Amérique. François Mauriac avait fait sa connaissance en 1935 ; il avait été alors frappé par ce prince de l’Église dont il notait la noblesse et la sainteté (LV, p. 211-12 ; Les Beaux Jours de Rome, Le Figaro, 18 janvier 1935, p. 1). Le cardinal Pacelli arrive à Paris à la tête d’une mission pontificale le samedi 9 juillet 1937. Le 10 il se rend à Lisieux pour présider un congrès eucharistique et inaugurer la nouvelle basilique (cf. les collections de La Croix qui rend bien compte de ce voyage). nous enseigne qu’un homme peut transformer toutes les grandeurs qui l’accablent en une cellule où son oraison ne s’interrompt pas. Le plus souvent l’obéissance, l’humilité recouvrent, cachent aux yeux la vie de la Grâce dans une âme consacrée. Mais il arrive aussi que cette vie soit manifestée dans une sorte d’ostension et que les honneurs, les hautes charges et tout le faste humain servent de support à ces vertus dont l’essence est d’être cachées.

Des diverses missions dont le Légat du Pape était chargé à Paris et à LisieuxLe cardinal Pacelli est arrivé à Paris dans la matinée du 9 juillet en gare de Lyon. Dans l’après-midi, il inaugure l’exposition d’Art sacré moderne où on note la présence de Mauriac, puis rend visite à la Bonne Presse et visite le chantier de l’église Sainte-Odile en construction depuis 1935. Le samedi 10 juillet, le Légat se rend au Sacré-Cœur pour y dire une messe, puis visite l’Œuvre de la Sainte-Enfance avant de partir pour Lisieux. Le lendemain, dimanche 11 juillet, le cardinal Pacelli préside les cérémonies d’inauguration de la basilique Sainte-Thérèse-de-l’Enfant-Jésus. Le 12, il est au carmel de Lisieux, puis repart pour Paris en faisant une halte à Chartres. Le 13 juillet, le cardinal Pacelli célèbre une messe pontificale à Notre-Dame de Paris à laquelle assiste François Mauriac. Dans l’après-midi du 14 juillet, le Légat de Pie XI va se recueillir sur la tombe du soldat inconnu sous l’Arc de Triomphe puis va à l’Hôtel de Ville avant de répondre à l’invitation du Ministre des Affaires étrangères, Yvan Delbos, qui offre un thé en son honneur au Quai d’Orsay ; François Mauriac est des invités. Le cardinal Pacelli quitte Paris pour Rome à 19h35. (La Croix, 10-15 juillet 1937.), la moindre ne fut pas celle dont son humilité n’eut sans doute aucune conscience et qui était de rendre évidente et comme tangible à des hommes qui l’ignoraient ou qui en avaient perdu le souvenir, la puissance temporelle de la sainteté catholique.

Cette puissance éclate aux regards avec plus de force à l’heure où de toutes les idéologies dont les hommes s’aident pour vivre, il n’en est guère qui ne battent de l’aile et dont nous ne connaissions la blessure. La Société des Nations n’est plus qu’une grande espérance assassinéeMauriac fait sans doute référence à l’impuissance que la SDN a manifestée lors de l’agression italienne en Éthiopie en 1935. Les sanctions économiques votées contre l’Italie n’interrompirent pas l’invasion et n’empêchèrent pas l’annexion de l’Abyssinie par le Duce. De même, les violations du traité de Versailles par Hitler telles que la mise en place d’un service militaire dès 1935 ou la remilitarisation de la Rhénanie en 1936 ne provoquèrent aucune réaction de la SDN. Cf. l’article Bilan, Sept, 8 janvier 1937, p. 20 et la note qui s'y trouve.. Elle repose aujourd’hui au fond du palais élevé à sa gloireIl s’agit du Palais des Nations, construit entre 1929 et 1937 dans le parc de l’Ariana à Genève. et qui lui sert de tombeau, bercée dans son néant par les discours et par les machines à écrire des fonctionnaires de la paix.

Une autre espérance est atteinte, en dépit des foules qu’elle soulève encore : nous ne pouvons mesurer la portée des événements de Moscou dans les cœurs et dans les esprits. Combien faudra-t-il de mois, d’années, pour que les masses ouvrières découvrent la vérité sur la dictature stalinienneDès 1933, les grandes purges staliniennes commencent et touchent prioritairement le Parti. L’assassinat de Kirov en 1934 va accélérer et intensifier la terreur qui touche aussi des compagnons de route de Lénine. 98 des 139 membres du comité central élu en 1934 sont ainsi exécutés. 1937 marque un tournant, puisque Staline s’en prend à l’Armée rouge et à son état-major. ? Mais déjà les meilleurs, les plus désintéressés, ceux qui, sans calcul et sans ruse, attendaient la révélation de nouveaux cieux et d’une nouvelle terreCf. 2 Pi, 3, 13 : Ce sont de nouveaux cieux et une terre nouvelle que nous attendons selon sa promesse, où la justice habitera., ceux-là commencent à crier, et on n’étouffera pas leur cri. André Gide ajoute un corollaire à sa première dépositionMauriac fait allusion à la publication chez Gallimard en juin 1937 de Retouches à mon Retour d’URSS où André Gide répond aux attaques qu’il subit à la parution de son Retour d’URSS en novembre 1936 où il ne cachait pas la déception que son voyage en terre soviétique avait suscitée chez lui. L’achevé d’imprimer de Retouches à mon voyage d’URSS est daté du 23 juin 1937. En juillet paraissent les premières réactions dans la presse. — ce Gide dont il semble que la vocation aura été d’atteindre l’extrémité de bien des erreurs humaines pour en rapporter contre elles un témoignage candide et irrécusable.

Mais ce que nous voudrions faire entendre ici, c’est le gémissement d’un homme jeune, à la première page d’une jeune revue de gaucheRéférence non encore trouvée., le lendemain de l’exécution du ma réchal ToukhatchevskiMikhaïl Nikolaïevitch Toukhatchevski (1893-1937) compta parmi les officiers les plus brillants de sa génération. Commandant de l’Académie militaire, il fut chef d’état-major adjoint en 1924, puis commissaire du peuple adjoint à la Défense en 1931 ; à ce titre, il compte parmi les grands organisateurs de l’Armée rouge. Élevé à la dignité de maréchal en 1935, il fut dénoncé pour fait de trahison en 1937 sans doute sur la base d’un montage organisé par les agents soviétiques en lien avec les renseignements nazis. Démis de ses fonctions le 11 mai 1937, il fut jugé et condamné à mort le 11 juin et exécuté le lendemain avec sept autres généraux.. Il nous dit ce qu’il a ressenti : … de la stupeur, un désarroi presque panique devant cet écroulement si total de ce qu’on nous avait présenté, dans une perspective cosmique, comme le témoignage de la carence des chrétiens, et que nous pouvions prendre au moins pour une des grandes espérances humaines de ce siècle ; que tant de générosité, tant de foi, tant de pureté se révèlent ainsi inutiles, bafouées, dévoyées, il nous semble que cela dépasse la condamnation que chaque conscience pourrait formuler ; il ne s’agit plus de juger, de renier : la monstrueuse humiliation retombe sur chacun des hommes.

Nous ne rapportons pas ces paroles pour en triompher, mais pour en tirer une leçon. Ce qui fait la puissance d’un mouvement, c’est l’adhésion des cœurs purs, de ceux qui, selon la Béatitude, posséderont la terreLe texte de l’Évangile de Matthieu est : Heureux les doux : ils auront la terre en partage (Mt, 5, 4) et Heureux les cœurs purs : ils verront Dieu (Mt, 5, 8). Quant au texte de Luc (Lc, 6, 20-26), il est assez différent de la citation de Mauriac pour pouvoir en faire un point de comparaison.. Quand le Communisme n’aura plus en France d’autres partisans que ceux qu’il nourrit et que dès aujourd’hui leur silence juge, l’étoile soviétique pâlira.

Par contraste, tandis que le Légat du Pape priait et vivait au milieu de nous, le catholicisme nous est apparu plus dégagé, plus libre qu’il n’était naguère, de certaines servitudes. En dépit de malentendus séculaires, nous sentions que des esprits qui paraissaient le moins faits pour la comprendre, devenaient sensibles tout à coup à la vérité adorable. Ils nous avouaient leur joie de n’avoir pu venir à bout de cette puissance que leur jeunesse avait combattue. Au-dessus d’un monde tourmenté, ils saluaient PierreA travers Pierre, c’est au Chef de l’Église catholique romaine que Mauriac fait référence., debout à la proue, et l’arche ouverte à tous les hommes ; ils entrevoyaient la signification de ce calice élevé à Notre-Dame de Paris par le Cardinal-LégatMauriac évoque ici la messe pontificale du 13 juillet que le cardinal Pacelli présida., au milieu de la foule invisible des saintes et des saints de France qu’il avait appelés par leurs nomsLe rite liturgique catholique prévoit pour certains offices comme ceux des ordinations ou de la vigile pascale cette forme de demande d’intercession auprès de Dieu appelée litanie. Le célébrant invoque des saints aux noms desquels l’assistance répond par De grâce, écoute-nous ou par Priez pour nous..

Que n’ont-ils assisté, samedi soir, ces adversaires, à la fête nocturne des J.O.C.Cf. Victoire du cœur, Le Figaro, 8 juillet 1937, p. 1., à cette symphonie du travail dont 80.000 ouvriers et ouvrières étaient les protagonistesGrand rassemblement au Parc des princes pour célébrer le X° anniversaire de la JOC. Cf. Paul Lesourd, Cinquante mille Jocistes ont assisté hier soir à la Fête nocturne du Travail, Le Figaro, 18 juillet 1937, p. 4. ! Lorsque apparut, encadrée par les porteurs de flambeaux, cette grande croix nue et sombre couchée sur de jeunes épaules, quand l’Arbre se leva lentement au-dessus de l’autel édifié par tout un peuple, ils auraient compris qu’un des faits nouveaux, peut-être le plus important de notre époque tourmentée, c’est la délivrance de cette croix, rendue, restituée aux jeunes travailleurs de France — cette résurrection dans leur cœur de ce Dieu dont ils ne seront plus jamais séparés.

François Mauriac, de l’Académie française.