Œuvre journalistique de François Mauriac 1937-1938

La Journée vide

Vendredi 19 novembre 1937
Temps présent

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BILLET

LA JOURNÉE VIDE[1][1] Article repris dans le Journal III (in JMP, p. 240).

par François MAURIAC

Interview, coups de téléphone, répétition de deux heures à six heures, encore interview... Maintenant, je suis seul. La maison, par miracle, est silencieuse. Je me suis quitté moi-même ce matin ; je me cherche, ce soir, et ne me retrouve pas. Le tumulte du monde prolonge en moi son écho. Je bourdonne encore d’une rumeur faite de mille voix. Des visages m’obsèdent, ceux surtout de mes interprètes : ces figures pleines de larmes où s’exprime une douleur imaginaire que j’ai moi-même machinée[2][2] Allusion à la pièce Asmodée représentée le 22 novembre 1937 à la Comédie-Française.. Mon Dieu, où êtes-vous ? Tout près de moi, à un jet de pierre. Mais comment vous atteindre à travers cette foule de créatures dont les fantômes m’occupent encore ? Comment vous entendre, dans ce vacarme, Vous qui parlez bas ?

Il ne suffit pas que je le désire. Ce serait trop simple que de vous dire : « Attendez-moi, je reviendrai ce soir... » Beaucoup ne perdent pas dans le monde la certitude de votre présence ; je le crois, je le sais. Mais il y a monde et monde... Contre la cellule invisible où je cherche un refuge, la pression de ma vie brillante et comblée se fait chaque jour plus forte...

Si j’en souffre, il n’y a que demi-mal. Mais qu’on s’habitue vite à se passer de Vous ! Nous sommes restés des enfants, — des enfants qui seraient libres d’être toujours en récréation… La récréation interminable qu’est notre vie...

Ce n’est pas seulement contre les passions de l’amour qu’il n’existe d’autre remède que la fuite… Contre la dispersion de mes journées, la seule ressource serait de créer des zones de silence à la campagne, dès que ce sera possible…

Si je raconte ces choses, c’est que j’ai dîné l’autre soir avec les amis de Temps présent, qui sont aussi les miens, qu’il faut que je leur écrive un billet, et que n’ayant rien à leur donner, à la fin d’une journée vide, je leur livre un peu de ma misère.



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