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J’AIME ce livre et plus encore le sentiment
qui l’a inspiré. M. Denis de Rougemont
a réfléchi sur toutes les questions qui
se posent à l’homme d’aujourd’hui, et il leur
a donné une réponse au moins provisoire. Il
sait pourquoi il est protestant depuis qu’il a
lu Kirkegaard
entend par révolution et là aussi il a fait
son choix en se ralliant au groupe person
naliste
d’Esprit.
Mais pensant, parlant, écrivant, il s’est
avisé tout à coup qu’il n’avait jamais eu de
contact réel avec l’objet de ses réflexions :
les êtres et les choses de France. Nous par
lons
du peuple, des bourgeois, des paysans ;
pratiquement que savons-nous d’eux ? Entre
l’intellectuel qui traite de la vie et la vie
elle-même, l’humble vie quotidienne des
êtres, se dresse une glace embuée derrière
laquelle grouille un monde confus et inac
cessible.
Mais Denis de Rougemont remarque juste
ment
que le Werther de Gœthe
parce qu’il se livre à son vertige individuel
et rompt avec l’ordre social, alors qu’un
Werther d’aujourd’hui souffre au contraire
de l’opposition entre sa règle, son harmonie
intérieure et l’affreux désordre du dehors.
Aussi notre jeune huguenot profite-t-il de ce
qu’il se trouve sans occupation régulière pour
plonger au plus profond de la vie provin
ciale
française. Dans une île de l’Ouest, dans
un village du Midi
sait abstraitement pour ouvrir les yeux, ten
dre
l’oreille. Et en même temps sa pauvreté
l’aidera à demeurer en contact avec les ani
maux,
avec les outils, les ustensiles, à faire,
en un mot, tous les gestes usuels de ceux qui
ne veulent pas mourir de faim.
Ce souci de retrouver, de toucher la terre,
la vie toute nue, je l’observe chez d’autres
garçons de cette génération, comme s’ils en
avaient assez d’être enrôlés.
çaiseinsurgés
. Chaque
ligue, chaque parti impose une ligne gé
hors de laquelle ces réfractaires ont
nérale
décidé de battre les buissonsligues
ou groupes xénophobes, plus autoritaires et souvent d’une formation paramilitaire et quasi-fasciste apparurent — Le Faisceau, Les Croix de feu, Les Jeunesses patriotes, Solidarité française, par exemple.
se dessine de libre-pensée, au sens le plus
haut. Dans le même esprit, un compagnon
de voyage, d’André Gide en U.RS.S.,
M. Pierre HerbartRetour de l’URSS
voyage dont il me déplairait de parler ici,
car j’aurais l’air de vouloir utiliser les réac
tions
de ce communiste, en Russie stali
nienne.
J’y relève tout de même cette ré
pour lui, de paysans russes : L’envie me
Denis de
vient de les prendre un à un par les
épaules et de leur demander : qui es-tu,
toi ? Impossible de m’habituer aux rap
ports
imbéciles que, d’un bout du monde
à l’autre, on a avec les êtres.
Rougemont aurait pu inscrire cette plainte
en exergue de son livre.
Telle est la question posée : établir des
rapports normaux entre les êtres. Mais c’est
cela justement qui échappe à la prise de
l’intellectuel. La bonne volonté n’y suffit
pas. L’étrange est que Denis de Rougemont,
dans un village du Midi de la France, ne se
sente pas moins étranger que M. Pierre
Herbart dans la Russie des Soviets. Notons
qu’en France, tout autant qu’en Russie, ce
qui sépare l’intellectuel des autres hommesIntellectuels
, publié dans Les Mains jointes
et autres poèmes (1905-23)
O petit ouvrier aux mains faibles, mon frère,
Dans le sombre atelier tant de jours enfermé,
Regarde-les passer sans haine et sans colère
Tous ceux-là dont les cœurs ne surent pas aimer.
Ils sont plus malheureux que toi… car ton cœur sait
La tendresse qui coule à flots de l’Évangile,
Et plus abandonnés, toi dont l’âme fragile
Fut recueillie un soir par Jésus qui passait…
c’est le langage. Les mots n’ont pas le même
sens (le très petit nombre de mots que nous
avons en commun avec le peuple). Et natu
rellement
ils ne sauraient mettre en branle
les mêmes idées, mais ils n’éveillent pas non
plus les mêmes images. Peut-être même que
par gestes, un paysan français et un paysan
russe se comprendraient-ils et se sentiraient-
ils
également étrangers (et pour les mêmes
raisons) à ce jeune intellectuel de Paris, à
ce personnage inclassable (un écrivain), sé
paré
de tout groupe évoluant hors de toute
hiérarchie visible. Sa pauvreté ne le rap
proche
pas des pauvres, parce qu’il ne se
nourrit pas seulement de pain et qu’il dé
tient
une immense richesse cachée. Son chô
mage
n’est pas un vrai chômage, puisque son
cerveau ne cesse de travailler et qu’il ne s’in
terrompt
jamais de réfléchir et de se com
plaire
dans ses pensées. Qu’elle est tragique,
au fond, cette lutte quotidienne de notre pe
tit
philosophe huguenot pour embrasser,
pour étreindre la créature de Dieu, le pro
chain,
le frère insaisissabletragique
, c’est parce que l’amour du prochain occupe une place si importante dans l’enseignement de Jésus (voir réussit mieux
dans ce domaine que notre petit philosophe huguenot
.
bart
y réussit mieux que lui, semble-t-il,
mais par effraction, si j’ose dire, il surprend
un être en pleine solitude (comme ce jeune
homme, sur un bateau…) il exige la confi
dence,
entrevoit l’âme dans un éclair.
Encore si Denis de Rougemont avait af
faire
à un peuple musicien ! En observant
la place de sa petite ville, il a l’impression
d’assister à un film sans musique. Ce serait
beaucoup, le soir, de mêler sa voix à des
chœurs pareils à ceux qui s’élèvent d’une
foule allemande ou russe. Les fumées qui
montent des masures et des châteaux com
posent
un seul nuage… mais ce serait mieux
communion, ou simplement à la sortie de la
grand’messe…
L’homme pensant et l’autre se rejoignent
en Dieu. Ce que contemple Pascal à genoux,
c’est aussi ce qu’adore une vieille femme qui
ne parle que patois. Le 18 juillet, au Parc
des Princes, au milieu de 80.000 JocistesJuillet 1937
,
perdu dans un foule ouvrière, pour la pre
mière
fois peut-être, je n’éprouvais aucune
gêne, aucune timidité ; je ne souffrais d’au
cune
solitude. Ce n’est pas du dehors qu’on
approche les êtres, et notre intellectuel chô
meur
pourrait s’obstiner pendant des années
à vivre dans un village sans en connaître
mieux les gens. Leurs mots ne sont pas les
siens, leurs pensées ne sont pas ses pensées.
Tout ce qui est notion, connaissance acquise
du dehors — et Dieu sait s’il en a l’esprit
encombré ! — le sépare d’eux à jamais et
sans remèdeles autres hommes
touchait Mauriac autant que Rougemont et non seulement à cause de sa voix de plus en plus écoutée. Ses rapports personnels avec les paysans à Malagar n’étaient au mieux que distants. Voir aussi Campagne
,
Non, il n’y a rien à attendre d’une obser
vation
patiente menée de l’extérieur. A quoi
sert de se heurter à une croûte
d’habi
tudes,
aux propos invariables sur la pluie et
le beau temps aux réflexes prévus ? Par
delà, s’étend un abîme d’autant moins fran
chissable
pour l’observateur qu’il ne s’agit
pas d’un abîme conscient : les gens ne nous
livrent rien parce qu’ils ignorent tout d’eux-
mêmes
et s’ils ne nous répondent pas, c’est
qu’ils ne s’interrogent jamais.
Il faut intervenir, il faut éveiller dans l’in
terlocuteur
cette part de lui-même qu’il a
en commun avec nous, mais qui est engour
die
et comme morte. L’être avec lequel il
nous est possible d’entrer en contact n’appa
raîtra
pas sans notre effort, le guetterions-
nous
pendant toute notre vie.
Comme Colomb avait foi dans les Indes
il faut croire à cette âme qui ne se mani
feste
jamais. Un vieux paysan avec lequel
nous vivions depuis notre petite enfance et
à qui nous n’avions jamais entendu dire une
seule parole qui ne se rapportât pas aux
choses les plus usuelles, prononça, durant sa
dernière maladie des paroles très hautes et
très saintes, comme si, à l’approche de la
mort, à travers une chair à demi détruite,
l’âme délivrée retrouvait enfin le secret de
sa dignité, ou plutôt le pouvoir de l’expri
mer,
de la rendre manifeste. Et ce qu’il di
sait,
c’est ce qu’ont dit les agonisants que
nous avons aimés, c’est ce que dira Denis
de Rougemont…
Si le langage nous sépare des hommes que
moins possible des mots abstraits. Qui dira
le crime du langage philosophique, ce cocon
que secrète un esprit, et où il
Si l’ordre que nous avons appris à mettre
dans nos pensées désoriente nos frères, ou
blions
tous les systèmes, Si la politique nous
les rend haïssables ou nous rend haïssable,
prenons une permission, oublions le parti où
nous sommes inscrits. Il n’en est aucun, au
jourd’hui,
qui ne mérite notre abandon. De
tout notre bagage intellectuel, ne retenons
que cette forme de raisonnement, qui est le
raisonnement par analogie. Puisqu’il y
à en moi ce désir de Dieu, cet amour, la
même source en eux existe aussi, mais re
couverte,
obstruée, au point qu’eux-mêmes
ont oublié le chemin qui y conduit. Puisque
tel ou tel obstacle s’oppose en moi à ce jail
lissement,
il doit en être ainsi pour eux-
mêmes.
Sans doute est-il question dans ce
de pasteurs avec lesquels Denis de Rouge
mont
entre en contact, et dont la vocation
était justement de découvrir
la sourceJe m’efforce de remonter le cours d’une destinée boueuse, et d’atteindre à la source toute pure
(
dans chacune de leurs brebis. Or ils semblent
bien y avoir échoué… Que de lettres ai-je re
çues
de presbytères campagnards où j’enten
dais
la même plainte, où m’était avouée la
même apparente défaite ! La grande épreuve
des pasteurs de campagne de toutes confes
sions,
c’est le sentiment que personne n’a
plus besoin d’eux, c’est que leur ministère ne
semble plus correspondre à une exigence
essentielle de l’être humain, hors quelques
rites dont la signification est oubliée
Mais ce n’est pas là un état naturel :
l’homme d’aujourd’hui est le produit d’une
doctrine, d’une méthode officiellement pra
tiquée
depuis près d’un siècle. Il n’a fallu
que quelques années pour créer en Russie
soviétique cette race asservie et domestiquée
que Gide et Herbart nous décrivent, et qui
a perdu ce que possédait le dernier des mou
jicks :
la liberté des enfants de Dieulibérée de la servitude de la corruption pour entrer dans la liberté de la gloire des enfants de Dieu
(
c’est pourquoi nous devons creuser à une
telle profondeur dans un électeur de 1937,
traverser des couches épaisses pour retrou
ver
cette figure familière, pour reconnaître,
à travers la boue qui les souille, les traits
fraternels, l’air de famille, et pour réenten
dre
enfin le langage commun à tous les fi
dèles
de cette Sainte Cène
Rougemont nous parle, dans son beau et
noble livre, avec un discret amour.