Œuvre journalistique de François Mauriac 1937-1938

Journal d’un intellectuel en chômage

Vendredi 30 juillet 1937
Gringoire

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LES LETTRES

Journal d’un intellectuel en chômage (1)

par François MAURIAC, de l’Académie française

J’AIME ce livre et plus encore le sentiment
qui l’a inspiré. M. Denis de Rougemont[1][1] Essayiste et philosophe suisse, Denis de Rougemont (1906-1985) s’installa à Paris en 1930 où il devint directeur littéraire des éditions Je Sers qui avaient publié, parmi d’autres, des œuvres de Søren Kierkegaard et Karl Barth. Après la faillite de la maison Rougemont s’exila sur l’île de Ré où il traduisit le premier volume de Kirchliche Dogmatik de Barth et écrivit le Journal d’un intellectuel en chômage (Albin Michel, 1937).
a réfléchi sur toutes les questions qui
se posent à l’homme d’aujourd’hui, et il leur
a donné une réponse au moins provisoire. Il
sait pourquoi il est protestant depuis qu’il a
lu Kirkegaard [Note: On respecte l'orthographe de l'original.] et Karl Barth[3][3] Søren Kierkegaard (1813-1855), philosophe danois considéré comme un des fondateurs principaux de l’existentialisme. Ses écrits ont beaucoup influencé Barth (1886-1968), le théologien suisse reconnu comme un des intellectuels chrétiens les plus éminents du 20e siècle.. Il sait ce qu’il
entend par révolution et là aussi il a fait
son choix en se ralliant au groupe person-
naliste d’Esprit.

Mais pensant, parlant, écrivant, il s’est
avisé tout à coup qu’il n’avait jamais eu de
contact réel avec l’objet de ses réflexions :
les êtres et les choses de France. Nous par-
lons du peuple, des bourgeois, des paysans ;
pratiquement que savons-nous d’eux ? Entre
l’intellectuel qui traite de la vie et la vie
elle-même, l’humble vie quotidienne des
êtres, se dresse une glace embuée derrière
laquelle grouille un monde confus et inac-
cessible.

Mais Denis de Rougemont remarque juste-
ment que le Werther de Gœthe[4][4] Publié anonymement en 1774 Die Leiden des jungen Werthers devint vite un des textes clé du mouvement romantique en Europe. succombe
parce qu’il se livre à son vertige individuel
et rompt avec l’ordre social, alors qu’un
Werther d’aujourd’hui souffre au contraire
de l’opposition entre sa règle, son harmonie
intérieure et l’affreux désordre du dehors.
Aussi notre jeune huguenot profite-t-il de ce
qu’il se trouve sans occupation régulière pour
plonger au plus profond de la vie provin-
ciale française. Dans une île de l’Ouest, dans
un village du Midi[5][5] L’île de Ré et Font-Vive à Génolhac dans les Cévennes., il oubliera tout ce qu’il
sait abstraitement pour ouvrir les yeux, ten-
dre l’oreille. Et en même temps sa pauvreté
l’aidera à demeurer en contact avec les ani-
maux, avec les outils, les ustensiles, à faire,
en un mot, tous les gestes usuels de ceux qui
ne veulent pas mourir de faim.

Ce souci de retrouver, de toucher la terre,
la vie toute nue, je l’observe chez d’autres
garçons de cette génération, comme s’ils en
avaient assez d’être enrôlés. L’Action Fran-
çaise
elle-même a ses « insurgés » . Chaque
ligue, chaque parti impose une « ligne gé-
nérale » hors de laquelle ces réfractaires ont
décidé de battre les buissons[6][6] Le mouvement royaliste de l’Action française fut fondé en 1898 par Henri Vaugeois et Maurice Pujo. Il était antidreyfusard, antisémite et antiprotestant. Dans les années vingt plusieurs « ligues » ou groupes xénophobes, plus autoritaires et souvent d’une formation paramilitaire et quasi-fasciste apparurent — Le Faisceau, Les Croix de feu, Les Jeunesses patriotes, Solidarité française, par exemple.. Un mouvement
se dessine de libre-pensée, au sens le plus
haut. Dans le même esprit, un compagnon
de voyage, d’André Gide en U.RS.S.,
M. Pierre Herbart[7][7] Attiré par le communisme Gide partit en voyage en URSS en 1935 avec Jef Last, Louis Guilloux, Jacques Schiffrin, Eugène Dabit et Pierre Herbart. Désenchanté il écrivit à son retour Retour de l’URSS (Gallimard, 1936) qui était vivement attaqué par les communistes. Un an plus tard Gide essaya de répondre à ces attaques avec Retouches à mon « Retour de l’URSS » (Gallimard, 1937). Romancier, essayiste et journaliste, Pierre Herbart rencontra Gide en 1929 et deux ans plus tard épousa Élisabeth van Rysselberghe, mère de Catherine Gide. Ses carnets sortirent chez Gallimard en 1937 : En URSS, 1936., a rédigé ses carnets de
voyage dont il me déplairait de parler ici,
car j’aurais l’air de vouloir utiliser les réac-
tions de ce communiste, en Russie stali-
nienne. J’y relève tout de même cette ré-
[Note: (1) Par Denis de Rougemont (Albin Michel)]
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flexion devant la danse, incompréhensible
pour lui, de paysans russes : « L’envie me
vient de les prendre un à un par les
épaules et de leur demander : qui es-tu,
toi ? Impossible de m’habituer aux rap-
ports imbéciles que, d’un bout du monde
à l’autre, on a avec les êtres. » Denis de
Rougemont aurait pu inscrire cette plainte
en exergue de son livre.

Telle est la question posée : établir des
rapports normaux entre les êtres. Mais c’est
cela justement qui échappe à la prise de
l’intellectuel. La bonne volonté n’y suffit
pas. L’étrange est que Denis de Rougemont,
dans un village du Midi de la France, ne se
sente pas moins étranger que M. Pierre
Herbart dans la Russie des Soviets. Notons
qu’en France, tout autant qu’en Russie, ce
qui sépare l’intellectuel des autres hommes[9][9] Les propos de Mauriac au sujet de l’isolement social des intellectuels (surtout par rapport à la classe ouvrière) paraissent déjà dans un de ses tout premiers poèmes, « Intellectuels » , publié dans La Vie fraternelle, organe du Sillon de Bordeaux et du Sud-Ouest (no 10, octobre 1905, p. 227 ; repris dans François Mauriac, « Les Mains jointes » et autres poèmes (1905-23), édition critique par Paul Cooke, University of Exeter Press, 2005, p. 50-51). Il y a pourtant une différence majeure : alors que le Mauriac de 1937 déplore la déchristianisation des masses, celui de 1905 évoque (de façon fort sentimentale) la foi d’un ouvrier par rapport au vide spirituel et affectif des intellectuels :
« O petit ouvrier aux mains faibles, mon frère,
Dans le sombre atelier tant de jours enfermé,
Regarde-les passer sans haine et sans colère
Tous ceux-là dont les cœurs ne surent pas aimer.
Ils sont plus malheureux que toi… car ton cœur sait
La tendresse qui coule à flots de l’Évangile,
Et plus abandonnés, toi dont l’âme fragile
Fut recueillie un soir par Jésus qui passait… »
,
c’est le langage. Les mots n’ont pas le même
sens (le très petit nombre de mots que nous
avons en commun avec le peuple). Et natu-
rellement ils ne sauraient mettre en branle
les mêmes idées, mais ils n’éveillent pas non
plus les mêmes images. Peut-être même que
par gestes, un paysan français et un paysan
russe se comprendraient-ils et se sentiraient-
ils également étrangers (et pour les mêmes
raisons) à ce jeune intellectuel de Paris, à
ce personnage inclassable (un écrivain), sé-
paré de tout groupe évoluant hors de toute
hiérarchie visible. Sa pauvreté ne le rap-
proche pas des pauvres, parce qu’il ne se
nourrit pas seulement de pain et qu’il dé-
tient une immense richesse cachée. Son chô-
mage n’est pas un vrai chômage, puisque son
cerveau ne cesse de travailler et qu’il ne s’in-
terrompt jamais de réfléchir et de se com-
plaire dans ses pensées. Qu’elle est tragique,
au fond, cette lutte quotidienne de notre pe-
tit philosophe huguenot pour embrasser,
pour étreindre la créature de Dieu, le pro-
chain, le frère insaisissable[10][10] Si la lutte est « tragique » , c’est parce que l’amour du prochain occupe une place si importante dans l’enseignement de Jésus (voir Mc, 12, 29–31). Il est piquant de constater qu’aux yeux de Mauriac le communiste Pierre Herbart « réussit mieux » dans ce domaine que « notre petit philosophe huguenot » . ! M. Pierre Her-
bart y réussit mieux que lui, semble-t-il,
mais par effraction, si j’ose dire, il surprend
un être en pleine solitude (comme ce jeune
homme, sur un bateau…) il exige la confi-
dence, entrevoit l’âme dans un éclair.

Encore si Denis de Rougemont avait af-
faire à un peuple musicien ! En observant
la place de sa petite ville, il a l’impression
d’assister à un film sans musique. Ce serait
beaucoup, le soir, de mêler sa voix à des
chœurs pareils à ceux qui s’élèvent d’une
foule allemande ou russe. Les fumées qui
montent des masures et des châteaux com-
posent un seul nuage… mais ce serait mieux

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encore de retrouver ce peuple à la table de
communion, ou simplement à la sortie de la
grand’messe…

L’homme pensant et l’autre se rejoignent
en Dieu. Ce que contemple Pascal à genoux,
c’est aussi ce qu’adore une vieille femme qui
ne parle que patois. Le 18 juillet, au Parc
des Princes, au milieu de 80.000 Jocistes[11][11] Voir « Juillet 1937 » , Le Figaro, 21 juillet 1937, p. 1.,
perdu dans un foule ouvrière, pour la pre-
mière fois peut-être, je n’éprouvais aucune
gêne, aucune timidité ; je ne souffrais d’au-
cune solitude. Ce n’est pas du dehors qu’on
approche les êtres, et notre intellectuel chô-
meur pourrait s’obstiner pendant des années
à vivre dans un village sans en connaître
mieux les gens. Leurs mots ne sont pas les
siens, leurs pensées ne sont pas ses pensées.
Tout ce qui est notion, connaissance acquise
du dehors — et Dieu sait s’il en a l’esprit
encombré ! — le sépare d’eux à jamais et
sans remède[12][12] Le problème de communication entre l’intellectuel et « les autres hommes » touchait Mauriac autant que Rougemont et non seulement à cause de sa voix de plus en plus écoutée. Ses rapports personnels avec les paysans à Malagar n’étaient au mieux que distants. Voir aussi « Campagne » , Gringoire, 28 janvier 1938, p. 4..

Non, il n’y a rien à attendre d’une obser-
vation patiente menée de l’extérieur. A quoi
sert de se heurter à une « croûte » d’habi-
tudes, aux propos invariables sur la pluie et
le beau temps aux réflexes prévus ? Par
delà, s’étend un abîme d’autant moins fran-
chissable pour l’observateur qu’il ne s’agit
pas d’un abîme conscient : les gens ne nous
livrent rien parce qu’ils ignorent tout d’eux-
mêmes et s’ils ne nous répondent pas, c’est
qu’ils ne s’interrogent jamais.

Il faut intervenir, il faut éveiller dans l’in-
terlocuteur cette part de lui-même qu’il a
en commun avec nous, mais qui est engour-
die et comme morte. L’être avec lequel il
nous est possible d’entrer en contact n’appa-
raîtra pas sans notre effort, le guetterions-
nous pendant toute notre vie.

Comme Colomb avait foi dans les Indes[13][13] Christophe Colomb (1451-1506) traversa l’océan Atlantique en 1492, convaincu à tort qu’il allait arriver en Inde.,
il faut croire à cette âme qui ne se mani-
feste jamais. Un vieux paysan avec lequel
nous vivions depuis notre petite enfance et
à qui nous n’avions jamais entendu dire une
seule parole qui ne se rapportât pas aux
choses les plus usuelles, prononça, durant sa
dernière maladie des paroles très hautes et
très saintes, comme si, à l’approche de la
mort, à travers une chair à demi détruite,
l’âme délivrée retrouvait enfin le secret de
sa dignité, ou plutôt le pouvoir de l’expri-
mer, de la rendre manifeste. Et ce qu’il di-
sait, c’est ce qu’ont dit les agonisants que
nous avons aimés, c’est ce que dira Denis
de Rougemont…

Si le langage nous sépare des hommes que

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nous voulons connaître, servons-nous le
moins possible des mots abstraits. Qui dira
le crime du langage philosophique, ce cocon
que secrète un esprit, et où il se retranche ?
Si l’ordre que nous avons appris à mettre
dans nos pensées désoriente nos frères, ou-
blions tous les systèmes, Si la politique nous
les rend haïssables ou nous rend haïssable,
prenons une permission, oublions le parti où
nous sommes inscrits. Il n’en est aucun, au-
jourd’hui, qui ne mérite notre abandon. De
tout notre bagage intellectuel, ne retenons
que cette forme de raisonnement, qui est le
raisonnement par analogie. Puisqu’il y
à en moi ce désir de Dieu, cet amour, la
même source en eux existe aussi, mais re-
couverte, obstruée, au point qu’eux-mêmes
ont oublié le chemin qui y conduit. Puisque
tel ou tel obstacle s’oppose en moi à ce jail-
lissement, il doit en être ainsi pour eux-
mêmes.

Sans doute est-il question dans ce Journal
de pasteurs avec lesquels Denis de Rouge-
mont entre en contact, et dont la vocation
était justement de « découvrir » la source[14][14] Mauriac envisageait sa vocation de romancier en des termes pareils. Citons, par exemple, ce qu’il dit de Louis, personnage principal du Nœud de vipères (Grasset, 1932) : « Je m’efforce de remonter le cours d’une destinée boueuse, et d’atteindre à la source toute pure » (Le Romancier et ses personnages (1933), in ORTC, II, 851).
dans chacune de leurs brebis. Or ils semblent
bien y avoir échoué… Que de lettres ai-je re-
çues de presbytères campagnards où j’enten-
dais la même plainte, où m’était avouée la
même apparente défaite ! La grande épreuve
des pasteurs de campagne de toutes confes-
sions, c’est le sentiment que personne n’a
plus besoin d’eux, c’est que leur ministère ne
semble plus correspondre à une exigence
essentielle de l’être humain, hors quelques
rites dont la signification est oubliée[15][15] C’est un des thèmes du roman de Georges Bernanos, Journal d’un curé de campagne (Plon, 1936)..

Mais ce n’est pas là un état naturel :
l’homme d’aujourd’hui est le produit d’une
doctrine, d’une méthode officiellement pra-
tiquée depuis près d’un siècle. Il n’a fallu
que quelques années pour créer en Russie
soviétique cette race asservie et domestiquée
que Gide et Herbart nous décrivent, et qui
a perdu ce que possédait le dernier des mou-
jicks : la liberté des enfants de Dieu[16][16] Allusion à l’espérance de la création évoquée par Saint Paul, celle d’être « libérée de la servitude de la corruption pour entrer dans la liberté de la gloire des enfants de Dieu » (Rom, 8, 21).. Et
c’est pourquoi nous devons creuser à une
telle profondeur dans un électeur de 1937,
traverser des couches épaisses pour retrou-
ver cette figure familière, pour reconnaître,
à travers la boue qui les souille, les traits
fraternels, l’air de famille, et pour réenten-
dre enfin le langage commun à tous les fi-
dèles de cette Sainte Cène[17][17] Instituée par le Christ un peu avant le début de sa passion, la Sainte Cène désigne le sacrement par lequel on prend le pain et le vin en souvenir de son sacrifice. Voir Mt, 26, 17-28 et Lc, 22, 1-20. dont Denis de
Rougemont nous parle, dans son beau et
noble livre, avec un discret amour.

François MAURIAC,
de l’Académie française.


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