Œuvre journalistique de François Mauriac 1937-1938

Le Visage du Christ : Jésus était-il beau ?

Vendredi 18 novembre 1938
Beaux-Arts

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LE VISAGE
DU CHRIST :
JÉSUS
ÉTAIT-IL BEAU ?

par François MAURIAC de l’Académie française

L’homme qui s’appelait Jésus et
dont nous croyons qu’il était Dieu,
chacun de nous le voit, mais la vi-
sion qu’il a de Lui est personnelle
au point d’être incommunicable.
L’Église laisse ses enfants libres,
aussi bien de transfigurer en Mes-
sie glorieux « le plus beau des
enfants des hommes[1][1] Cf. Ps, 44 (45), 3 : « Tu es beau, le plus beau des enfants des hommes, la grâce est répandue sur tes lèvres. Aussi tu es béni de Dieu à jamais. » » que d’adorer
le Nazaréen qui passait pour fou
chez ses proches[2][2] Cf. Mc, 3, 20–21 : « Il vient à la maison et de nouveau la foule se rassemble, au point qu’ils ne pouvaient pas même manger de pain. Et les siens, l’ayant appris, partirent pour se saisir de lui, car ils disaient : « Il a perdu le sens. » » , ou la victime
meurtrie, la face méconnaissable,
telle qu’Isaïe déjà la contemplait[3][3] Mauriac fait allusion au « Quatrième chant du Serviteur » du livre d’Isaïe où on lit, par exemple : « il n’avait plus figure humaine, et son apparence n’était plus celle d’un homme » (Is, 52, 14)..

Nous nous représentons le Jésus
que notre nature sollicite, que
notre amour exige. Nous le re-
créons, non certes à notre image et
à notre ressemblance[4][4] Allusion au récit biblique de la création de l’homme : « Dieu dit : « Faisons l’homme à notre image, comme notre ressemblance […] » » (Gn, 1, 26)., mais selon
le besoin que nous avons de ne pas
perdre cœur en sa présence.

Pourtant, le Christ a réellement
vécu sur la terre et il appartient à
l’histoire. Nous devons donc ad-
mettre qu’une seule des deux tra-
ditions correspond à ce qui fut, et
que si ceux qui croient en un
Christ d’aspect noble et majestueux
ont raison, les autres se trompent
qui l’imaginent chétif et sans éclat[5][5] Selon Isaïe, le Serviteur sera « sans beauté ni éclat pour attirer nos regards » (Is, 53, 2)..

Au vrai, les deux aspects du
Christ incarné trouvent l’un et l’au-
tre, dans les Évangiles, leur justi-
fication. Un fait domine le débat :
Jésus n’a pas été reconnu par le

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plus grand nombre. Il ne s’impo-
sait pas tellement que ses ennemis
aient hésité à le combattre. Il sem-
ble bien que ce fut par sa parole et
par ses miracles bien plus que par
son apparence ou son attitude qu’il
subjuguait la foule, et ceux qui dès
le début de sa vie publique n’ont cru
ni à ses prédictions ni à ses pro-
diges, n’ont rien discerné de divin
dans les traits de ce visage. La Sa-
maritaine dénonce d’abord en cet
étranger un Juif ordinaire, et se
moque de lui[6][6] Jn, 4, 1-30. Mauriac interprète ici les paroles de l’évangile. On peut, en effet, ne sentir aucune moquerie dans les propos de la Samaritaine.. Ses ennemis, nulle-
ment intimidés et déjà meurtriers[7][7] Voir Mt, 12, 14 ; Mc, 3, 6 ; Lc, 6, 11 et surtout — avec l’intervention décisive de Caïphe — Jn, 11, 45-53.,
ne le ménagent que par la crainte
du peuple[8][8] Ceci est plus sensible chez Matthieu (Mt, 26, 3-5) et Marc (Mc, 14, 1-2)., ne doutant point d’avoir
affaire à un imposteur.

Au moment de le leur livrer,
Judas ne leur dira pas : « Vous le
reconnaîtrez à sa stature. Celui qui
nous domine tous de la tête et dont
la majesté éclate aux regards, c’est
lui qu’il faut saisir. » Il ne leur
dira pas : « Vous distinguerez
d’abord le Chef et le Maître… »
Non, il est nécessaire qu’un d’eux
le leur désigne[9][9] Mauriac suit ici les versions de Matthieu (Mt, 26, 48-50), Marc (Mc, 14, 43-45) et Luc (Lc, 22, 47-48) dans lesquelles — élément que ne reprend pas François Mauriac — il est dit que Judas embrasse Jésus pour le désigner à ceux qui vont l’arrêter. Dans l’évangile de Jean – pour lequel Mauriac semble pourtant avoir une prédilection —, Jésus s’avance vers les soldats et les gardes des grands prêtres et se désigne sans que Judas ait à le faire (Jn, 18, 1-9).. C’est donc qu’en
dépit des torches, les soldats ne
pourraient le reconnaître au milieu
des onze pauvres Juifs qui l’en-
tourent.

(Suite page 5, col. 6.)

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JÉSUS
était-il beau ?
par François MAURIAC
de l’Académie française
(Suite de la première page.)

Mais il n’en est pas moins vrai
qu’en beaucoup de rencontres, Jé-
sus, lorsqu’il a été aimé, l’a été au
premier regard, et que souvent il
a été suivi dès la première parole[10][10] Cette spontanéité de l’adhésion des premiers disciples est surtout visible dans les évangiles de Matthieu (Mt, 4, 18-22) et de Marc (Mc, 1, 16-20).
et même avant tout miracle. Il a
suffi d’un appel pour que des hom-
mes abandonnent tout ce qu’ils pos-
sédaient en ce monde et le suivent[11][11] L’évangile de Luc met l’accent sur la décision des premiers disciples de tout quitter pour suivre Jésus (Lc, 5, 11 et 28)..
Il fixait les êtres d’un œil irrésis-
tible dont le pouvoir, la toute-puis-
sance s’affirment, chaque fois
qu’une créature en larmes tombe à
ses genoux, dans la poussière[12][12] C’est notamment le cas de Simon-Pierre (Lc, 5, 8-10)..

Dans cette opposition apparente
entre un Christ qui, par sa seule
approche, enchaîne les cœurs, et
un agitateur nazaréen méprisé des
princes des prêtres, que les sol-
dats chargés de son arrestation ne
discernent pas au milieu des disci-
ples, dans cette vision contradic-
toire, nous devons nous efforcer de
découvrir ce que fut l’apparence
humaine de Jésus.

Sans doute fut-il semblable à
beaucoup d’êtres dont la beauté,
très secrète à la fois et très écla-
tante, éblouit certains regards,
échappe à d’autres, — surtout
quand cette beauté est d’ordre spi-
rituel. Une lumière auguste sur
cette face n’était perçue que grâce
à une disposition intérieure.

Quand nous aimons, nous nous
étonnons de l’indifférence d’autrui
devant le visage qui résume pour
nous toute la splendeur du monde.
Ces traits qui reflètent le ciel et
dont le seul aspect nous rend
éperdu de joie et d’angoisse,
d’autres ne songent même pas à y
attacher leur regard. La moindre
minute vécue auprès de l’être aimé
nous est d’un prix inestimable,
alors qu’il importe peu à ses com-
pagnons ou à ses parents de vivre
sous le même toit que lui ou d’avoir
part au même travail et de respirer
l’air qu’il respire ? [Note: On respecte la ponctuation de l’original.]

Comme toute créature, Jésus se
transformait selon le cœur qui le
reflétait. Mais à ce phénomène de
l’ordre le plus naturel, la Grâce,
ici, ajoute son action imprévisible.
Alors que nous ne sommes pas li-
bres d’apparaître à autrui tels que
nous souhaiterions qu’il nous voie,
l’Homme-Dieu ne demeurait pas
seulement le maître des cœurs,
mais aussi du reflet de sa Face
dans les cœurs. Il a guéri beau-
coup plus d’aveugles-nés que
l’Évangile ne le rapporte. A cha-
que fois qu’une créature l’a appelé
son Seigneur et son Dieu[14][14] Cf. la réponse de Thomas après avoir mis la main dans le côté du Christ ressuscité : « Mon Seigneur et mon Dieu ! » (Jn, 20, 28)., a
confessé qu’il était le Christ, le
Messie venu en ce monde, ce fut
parce qu’il avait lui-même ouvert
en elle cet œil intérieur dont le
regard ne s’arrête pas à l’appa-
rence[15][15] Cf. la profession de foi de Simon-Pierre : « Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant » , et la réponse de Jésus : « Tu es heureux, Simon fils de Jonas, car cette révélation t’est venue, non de la chair et du sang, mais de mon Père qui est dans les cieux » (Mt, 16, 16–17)..

Voilà pourquoi, entre tous les
peintres, Rembrandt me semble
avoir donné du Christ l’image la
plus conforme au récit évangélique.
Je pense surtout à la toile du Lou-
vre où le Dieu exténué et presque
exsangue est reconnu par les deux
disciples avec qui Il rompit le
pain, dans l’auberge d’Emmaüs[16][16] Il s’agit des Pèlerins d’Emmaüs (1648). Mauriac a écrit, à plusieurs reprises, sa prédilection pour cette toile ; voir BN, IV, 423 (lundi de Pâques 1967) et BN, V, 330-331 (30 mars 1970)..

Rien de plus ordinaire que ce
visage souffrant… Il faudrait oser
dire : rien de plus commun. Et
pourtant, cet humble visage res-
plendit d’une lumière dont la
source est le Père qui est Amour[17][17] Cf. « Dieu est Amour » (1 Jn, 4, 16)..
On ne saurait être plus homme, [Note: On respecte la ponctuation de l’original.]
que ce Nazaréen de la classe pauvre,
dont les prêtres se sont tellement
moqués et qui, même avant que la
flagellation l’eût défiguré, intimi-
dait si peu le corps de garde et les
cuisines qu’il reçut un soufflet du
domestique du Grand Prêtre[19][19] Jn, 18, 22.. Et
pourtant, dans cette chair misé-

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rable, surgie d’un abîme d’humi-
liation et de torture, le Dieu éclate
avec une grandeur douce et ter-
rible. Tout se passe comme si le
miracle de la Transfiguration[20][20] Événement rapporté par les évangiles de Matthieu (Mt, 17, 1-9), de Marc (Mc, 9, 2-9) et de Luc (Lc, 9, 28-36) et rappelé dans la seconde épître de Pierre (2 Pi, 1, 16-18). Jésus, apparaissant à trois de ses disciples (Pierre, Jacques et Jean) dans un éclat de lumière, s’entretenait avec Moïse et Élie. Une voix céleste confirma alors que Jésus était fils de Dieu. La Transfiguration établit donc dans l’humanité de Jésus sa dimension divine. Les catholiques fêtent la Transfiguration le 6 août. ne
s’était pas accompli une seule fois
sur le Thabor[21][21] Les évangiles n’identifient pas la « haute montagne » (Matthieu et Marc), ou la « montagne » (Luc) sur laquelle Jésus, allant prier, est transfiguré. Pierre, dans sa seconde épître, parle de « montagne sainte » . En fait, l’identification — que reprend ici Mauriac — émane de l’évangile apocryphe dit des « Hébreux » ., mais s’était renou-
velé autant de fois qu’il plût au
Seigneur de se faire connaître de
l’une de ses créatures.

Il n’empêche qu’un homme aimé
ou non, adoré ou méprisé, possède
une certaine taille à laquelle il est
interdit d’ajouter ni de retrancher
une coudée[22][22] Cf. le discours où Jésus rappelle que l’inquiétude ne permet pas « d’ajouter une seule coudée à la longueur de sa vie » (Mt, 6, 27).. Il apparaît droit ou
bossu, ses traits sont réguliers ou
difformes. Ses cheveux et ses yeux
ont une certaine couleur. Or, peut-
être possédons-nous un document
qui, s’il est authentique, devrait
clore toute discussion touchant
l’aspect physique du Seigneur puis-
qu’il nous en fournit, à la lettre, la
photographie. Le problème soulevé
par le Saint Suaire de Turin et par
l’image d’un homme crucifié qu’on
y discerne[23][23] Voir http://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:Shroudofturin.jpg., échappe à ma compé-
tence. J’en possède les reproduc-
tions photographiques. J’ai écouté
et j’ai lu les commentaires impres-
sionnants de M. Paul Vignon[24][24] Paul Vignon a publié une première étude en 1902, Le Linceul Du Christ, Étude Scientifique (Masson et Cie, 216 p.), et en 1935, Le Saint Suaire de Turin devant la science, l’archéologie, l’histoire, l’iconographie, la logique (Masson et Cie, 216 p.). Paul Vignon, professeur à l’Institut catholique de Paris, soutient la thèse de l’authenticité du linceul.
qui est à la fois un savant et un apô-
tre. Si nous acceptons pour véri-
dique cette image dont la manifes-
tation, après tant de siècles, était
réservée à notre époque, grâce à
l’une de ces découvertes dont elle
se montra si orgueilleuse, nous ne
pouvons plus nier que Jésus fut
d’une stature majestueuse et que
son visage auguste appelait l’ado-
ration plus encore peut-être que
l’amour.

L’étrange est que, par une filia-
tion mystérieuse, presque toutes les
images du Christ triomphant qu’in-
ventèrent les peintres, depuis les
premières effigies byzantines jus-
qu’aux Christs de Giotto et de l’An-
gelico, de Raphaël, du Titien ou de
Quentin Metsys, procèdent de ce
dessin mystérieux enseveli dans le
Saint Suaire et dont aucun des ar-
tistes innombrables (1) qui le repro-
duisirent ne soupçonnait l’exis-
tence. C’est bien le type humain
sur lequel tout le monde s’accorde
et qui se présente à l’esprit, quand
on dit de quelqu’un : « Il a une
tête de Christ… » Et aujourd’hui
encore, la plus fade imagerie sulpi-
cienne déshonore (et son crime
n’en est que plus grand) la Face
authentique telle qu’elle apparut à
la Vierge, à Madeleine et à Jean.
C’est bien son portrait, ou plus
exactement sa caricature dont nous
détournons les yeux, en passant
devant ces vitrines. Le Fils de
l’homme ressemblait vraiment à
ces statues roses du Sacré-Cœur,
si la relique de Turin ne nous
trompe pas.

En revanche, les primitifs qui se
sont attachés à peindre le Christ
souffrant et humilié ont reproduit
cette humiliation et cette souf-
france, bien plus que le Sauveur
lui-même tel qu’il fut dans sa chair
avant sa Passion — et même tel
qu’il demeura à travers les affres
de la flagellation, du couronnement
d’épines, de la crucifixion et de
l’agonie[25][25] Ces divers aspects de la passion du Christ sont racontés dans les trois évangiles synoptiques (Mt, 27 ; Mc, 15 ; et Lc, 23).. Car sa beauté physique
éclate sur le linceul même, encore
souillé de pus et de sang. La mort
la plus atroce a laissé ce corps in-
tact et les soufflets et les crachats
et le sang et les larmes ne durent
à aucun moment détruire la pureté
de cette Face incorruptible.

[Note: (1) Sous ce même titre paraîtra dans
le courant du mois de décembre un
volume abondamment illustré auquel
ce texte inédit de François Mauriac
servira de préface.
[27][27] Pierre Mornand, Le Visage du Christ, Bibliothèque française des arts, 1938.]


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