Œuvre journalistique de François Mauriac 1937-1938

Jean Balde

Vendredi 13 mai 1938
Temps présent

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BILLET

JEAN BALDE

par François MAURIAC.

Vendredi dernier[1][1] C’est-à-dire le vendredi 6 mai. Cf. agenda de Jeanne Mauriac : « mercredi 4 mai. Dans la journée à Bordeaux nous apprenons par Suzanne [femme de Pierre Mauriac] que Jean Balde est morte le matin à La Tresne. Au retour nous la voyons sur son lit de mort. » , nous avons ac-
compagné au cimetière de la Tresne[2][2] Commune située dans le département de la Gironde où la famille Alleman habitait une vieille chartreuse qui surplombait la Garonne.
la dépouille de mon amie Jean
Balde, l’auteur de la Vigne et la
Maison, du Goéland, de Reine d’Ar-
bieux[3][3] Ces trois romans parurent tous chez Plon, en 1922, 1926 et 1928 respectivement. La Vigne et la Maison reçut le prix Northcliffe en 1923 et le Grand Prix du roman de l’Académie française fut décerné à Reine d’Arbieux en 1928. ; mais le nom que je lui don-
nais, ce jour-là, c’était celui de la
jeune fille que j’ai connue, qui
s’appelait Jeanne Alleman[4][4] Jeanne Marie Bernarde Alleman (1885-1938), professeur d’histoire et de littérature de Jeanne Lafon, future épouse de François Mauriac. C’est chez elle qu’eut lieu la rencontre. Elle fut la marraine de Luce Mauriac (1919- ) épouse Le Ray, troisième enfant du couple. Jeanne Alleman passa son enfance dans un hôtel particulier, Place de la Bourse à Bordeaux. Son père qui dirigea une fabrique de bouchons fut ruiné par l’épidémie de phylloxéra et la famille dut s’installer dans la chartreuse du Casin à la Tresne. Devenue professeur, elle publia sous le pseudonyme de Jean Balde — nom choisi en hommage à son grand-oncle Jean-François Bladé — des poèmes et des romans nostalgiques de l’avant-guerre. Elle était amoureuse d’André Lafon..

Une grande âme — et ce n’est
pas à la légère que je la salue ainsi
— du nombre très restreint des
grandes âmes qui justifient le
monde, alors qu’une fois passé no-
tre jeunesse, tant de tristes décou-
vertes en nous et autour de nous ris-
queraient de nous faire perdre
cœur.

Toute sa vie, Jean Balde a lutté,
elle s’est débattue, elle a souffert,
elle n’a jamais désespéré, nous don-
nant jusqu’à la fin l’exemple de
tous les courages : le courage des
conquérants, et plus encore celui
des patients, acharnée à sa tâche,
indifférente à sa fatigue, portée en
avant par l’élan de son âme. Elle
est tombée vraiment quand elle
n’aurait pu faire un pas de plus.

Et nous la laissions s’épuiser. Elle
était de ces créatures qui donnent
à leurs amis l’impression qu’elles
n’ont besoin de personne, qu’elles
ont plus de force qu’eux tous.

Et il est vrai que Jean Balde était
forte. La très grande grâce qui était
le secret de cette force, elle me l’a

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confiée peu de jours avant sa mort[5][5] L’agenda de Jeanne Mauriac précise la date : le 1er mars François Mauriac remet à Jean Balde malade la croix de la Légion d’honneur sur son lit. :
« Toute ma vie, me disait-elle, aux
heures les plus dures, j’ai senti que
quelqu’un m’aimait, je me suis
sentie aimée… Et même mainte-
nant, ajoutait-elle, dans ces heures
atroces, qu’ai-je fait pour mériter
d’avoir encore ma mère à mon che-
vet ? »

Ce jour-là, elle a soupiré devant
moi : « J’aimais tellement la vie ! »
Comment les poètes n’aimeraient-ils
pas la vie ? Le don poétique de no-
tre amie prenait sa source dans cet
amour des êtres et des choses de son
pays, dans cette adoration de la lu-
mière girondine… Mais elle savait
qu’il existe une autre lumière que
celle qu’elle voyait naître sur le châ-
teau de la Tresne.

Elle ne parlait pas volontiers le
langage de la dévotion, je ne me
rappelle pas qu’elle ait jamais cher-
ché à nous édifier. Mais les moin-
dres mots qui venaient d’elle sur
ce sujet ne nous en atteignaient que
plus profondément. Le jour du
mercredi saint[6][6] C’est-à-dire le mercredi 13 avril 1938. elle me dit : « Je
me répète sans cesse la parole de
Jésus crucifié au bon larron : « Au-
jourd’hui même tu seras avec moi
dans le Paradis[7][7] Lc, 23, 43.. » Et elle répétait :
« Le Paradis ! le Paradis ! » » Et son
pauvre visage ravagé était déjà bai-
gné, inondé, de cette lumière qu’elle
possède, qu’elle contemple aujour-
d’hui et à jamais.



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