Œuvre journalistique de François Mauriac 1937-1938

La Guerre vaincue

Octobre 1938
Vaincre, 6e année, No 1

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LA GUERRE VAINCUE

La prière a vaincu la guerre : la prière alliée à la souffrance. Beaucoup, même qui n’ont pas la foi, admettent que la guerre s’est heurtée, durant ces derniers jours tragiques de septembre, à une exigence, à une aspiration, jaillie de millions de cœurs.

La violence s’est brisée contre une autre violence. « Faire violence au ciel[1][1] Mauriac reprend sans doute les mots du pape Saint Grégoire le Grand [v. 540-604], qui, pour souligner les enjeux de la conversion, a posé la question « Qui donc pourrait faire violence au Ciel ? » dans son « Homélie 20 sur les Évangiles » , § 14. Selon Grégoire, les pécheurs qui, grâce à leur repentance même tardive, ayant gagné l’accès au Paradis en dépit de leurs mauvaises actions, ont en quelque sorte par la grâce de Dieu « fait violence » au ciel, censé être le havre des bons et des justes.… » Les Chrétiens savent ce que cela signifie — et parmi eux les malades en ont une science particulière, quotidienne.

C’est parce que des malades ont consenti de tout leur cœur, de toute leur âme et de toute leur chair à cette sainte offensive, et qu’ils la poursuivent dans le désert de leur vie recluse[2][2] Dans le but de mieux combattre les démons, certains chrétiens vivant sous les persécutions de Dioclétien au début du quatrième siècle ont choisi une vie monastique. A l’époque, cela consistait à s’isoler dans le désert, supposé être le lieu où vivaient les mauvais esprits. N’oublions pas que Mauriac a écrit Le Désert de l’amour, grand prix du roman de l’Académie Française 1925., dans l’aridité de la douleur physique, dans cette monotonie terrible de l’infirmité, que nos garçons vivent qui déjà peut-être seraient morts — et que les générations qui naîtront d’eux n’auront pas été condamnées au néant.

Le Pape a accompli solennellement à la face du monde, ce sacrifice de la vie qui est un secret entre beaucoup d’humbles créatures et leur Créateur. Lui qui est élevé, au-dessus de toute l’humanité, il a rendu manifeste ce mystère des malades qui sauvent le monde.

Il est le Pape, mais il est un vieillard[3][3] Né le 31 mai 1857, Pie XI avait 81 ans au moment de la rédaction de cet article. Il est mort quelques mois plus tard (le 10 février 1939).. Et c’est Michelet[4][4] Jules Michelet (1798-1874), docteur ès lettres dès le jeune âge de 21 ans, professeur d’histoire avant d’accéder au Collège de France, a écrit à partir de 1833 une histoire de France proprement monumentale en dix-sept volumes. Mauriac reprend souvent une de ses expressions les plus célèbres : « la France est une personne. » qui appelle la vieillesse : un supplice[5][5] « Ce grand supplice, la vieillesse » , Journal, 29 novembre 1842. Dans Dieu et Mammon (1929 ; ORTC, II, 794), Mauriac cite sa source : Daniel Halévy, Jules Michelet (Hachette, 1928, p. 68 et 89). Michelet avait déjà rencontré une idée similaire chez Martin Luther lors de sa traduction des Mémoires de celui-ci, publiée chez Hachette en 1837 : « Je crois que ma véritable maladie, c’est la vieillesse » (Mémoires de Luther écrits par lui-même, traduits et mis en ordre par Jules Michelet, Hachette, 1837, t. 2, p. 202).. Tout ce que ce mot comporte de souffrance physique et spirituelle, lui le Père commun le présente à Dieu comme le font chaque jour dans les maisons de retraite et dans les asiles, dans les hôpitaux et dans les refuges, beaucoup d’infirmes et de vieillards. Ils croient en un Dieu qui accepte ce don de la seule chose qu’ils détiennent encore en ce monde : leur faiblesse, leur anéantissement.

La guerre ne s’est pas heurtée à une opposition apparente, visible. Au contraire, la mobilisation s’est effectuée, sans enthousiasme certes, mais la docilité, la passivité de ce pauvre
Page 5 peuple était saisissante. Les moutons résistent devant l’abattoir, mais non les troupeaux d’hommes. Le refus tout intérieur de consentir au fléau, le parti pris de ne s’y résigner que lorsqu’il ne resterait plus aucune chance de le détourner, a donc seul agi, et ce refus a trouvé son expression dans ce qu’il faut bien appeler la prière de violence, et qui est le propre des immolés, de tous ceux qui assument la croix : qu’ils l’aient choisi eux-mêmes dans la vie religieuse, ou que Dieu la leur ait donnée de sa main sous la forme de la maladie et de l’infirmité.

La guerre — et surtout aujourd’hui — est, de tous les fléaux, celui où la volonté de Dieu est le moins discernable, parce qu’elle ne fait pas seulement des victimes, mais aussi des bourreaux : que le devoir, pour des garçons nobles et bons, devienne, tout à coup, de déverser sur les villes de l’arrière des projectiles asphyxiants, que des prêtres catholiques s’entretuent, ce sont là des aspects de la guerre moderne qui ont un caractère nettement sacrilège, satanique, — et nous comprenons mieux l’efficacité de la violence faite au ciel par l’armée de la Prière tout entière dressée, depuis le Pape jusqu’au plus humble des malades. Et voici que le titre de notre revue a pris désormais, un sens plus précis. Vous tous qui n’avez pas souffert en vain, vous savez ce que c’est que VAINCRE. Vous avez vaincu la guerre[6][6] Cf. « vous avez vaincu le Mauvais » (1 Jn, 2, 14)..

François MAURIAC.


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