La Guerre et nos passions

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François Mauriac La Guerre et nos passions Temps présent 1 1938-09-16 Paris Temps présent

Vendredi 16 septembre 1938 Temps présent BILLET La Guerre et nos passions par François MAURIAC.

Il n’est rien de moins fatal que la guerre : de tous nos maux, le pire est celui qui porte le plus visiblement la marque de l’homme. De toutes les circonstances humaines, celles qui touchent aux rapports entre les peuples sont les seules d’où le hasard paraît exclu, les seules dont l’enchaînement soit, avec évidence, logique.

La volonté d’un homme, d’un seul homme, domine les événements actuels. Naguère encore, on aurait été enclin à écrire : de deux hommes. Mais c’est justement le jeu italien de HitlerEn exigeant l’autodétermination pour les plus de 3 millions de Sudètes en Tchécoslovaquie, Hitler avait provoqué à nouveau une crise au mois de septembre 1938. Pour s’assurer du soutien de Mussolini dans ses revendications, Hitler se rend donc à Rome dans la première partie de ce même mois. Le 13 septembre, un communiqué officiel du gouvernement italien appuie pleinement les exigences allemandes. Le 14, le quotidien Popolo d’Italia publie une lettre ouverte de Mussolini qui abonde dans le même sens. qui montre avec évidence que Rome est, comme les autres capitales, jouée.

Chacune de nos fautes a rapporté exactement à l’Allemagne tout le fruit rêvé et voulu par son maître.

Et puisque nous devons croire, avec les théologiesIl s’agit d’une coquille. Il faudrait bien sûr lire théologiens., que Dieu est incapable de vouloir le mal, nous le sentons absent de la guerre dans la mesure où l’homme s’y affirme présentMauriac fait allusion à une des tentatives faites par les théologiens et les philosophes de réconcilier l’existence du mal avec la notion d’un Dieu à la fois tout bon et tout-puissant. En voulant donc définir le mal comme étant simplement l’absence du bien, on a donc voulu lui dénier un quelconque statut ontologique. Notons d’autre part qu’ici comme ailleurs, Mauriac récuse la notion que Dieu contrôle directement les événements.. L’homme introduit Dieu dans la guerre, civile ou étrangère, pour les besoins de sa politique. Mais, dans ce royaume du meurtreMauriac fait sans doute allusion au récit biblique de Caïn et d’Abel, qui à ses yeux figure les haines ancestrales et l’enchaînement semblablement interminable des violences et des injustices sur la terre. imposé à une jeunesse innocente, c’est la volonté de l’homme affranchi en apparence de Dieu qui règne seule.

Affranchi en apparence de Dieu, mais non de ses passions et de son propre cœur. Les événements depuis plusieurs années suivent point par point la loi de Hitler, telle qu’elle est définie dans Mein KampfParu en 1925, le manifeste autobiographique d’Hitler est disponible dès 1934 en version française sous le titre Mon combat. Cependant, très peu de Français ont lu cet ouvrage qui dévoile les desseins d’Hitler, y compris sa volonté d’attaquer la France et de la réduire à la servitude. ; mais Hitler lui-même obéit à un démonLe terme démon s’entend ici non seulement comme le synonyme de diable mais aussi comme le génie ou l’esprit qui guide un être en déterminant son destin. que nous ne connaissons pas.

Et ce démon a profité, pour déchaîner le crime, de la faiblesse et de l’éclat misérable où leurs propres passions ont plongé les peuples qui eussent pu s’opposer à l’Allemagne.

La guerre ne nous apparaît pas comme une punition voulue par Dieu de nos péchésNotons que Mauriac rejette par avance la lecture vichyste de la débâcle de mai-juin 1940, présentée par Pétain et ses acolytes comme la punition des fautes de la République et d’un peuple immoral et impie., mais comme la projection sur le plan de l’histoire de nos désastres intérieurs, comme la mer de désolation où se rejoignent les trois fleuves de feu qui jaillissent des entrailles de l’hommeMauriac se souvient de Pascal, Pensées, B.458, L.545 : Tout ce qui est au monde est concupiscence de la chair, ou concupiscence des yeux, ou orgueil de la vie : libido sentiendi, libido sciendi, libido dominandi. Malheureuse la terre de malédiction que ces trois fleuves de feu embrasent plutôt qu’ils n’arrosent ! Pascal s’inspire à son tour de I Jn 2, 16 : Tout ce qui appartient au monde — les mauvais désirs de la nature humaine, le désir de posséder ce que l’on voit et l’orgueil suscité par les biens terrestres — tout cela vient non pas du Père mais du monde, tout en se souvenant de saint Augustin, qui épingle ces trois vices dans La Cité de Dieu, qui déplore leurs répercussions non seulement chez l’individu mais aussi dans les affaires de ce monde. N’oublions pas qu’en 1923 Mauriac a publié Le Fleuve de feu chez Grasset..