Œuvre journalistique de François Mauriac 1937-1938

La Guerre et nos passions

Vendredi 16 septembre 1938
Temps présent

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BILLET

La Guerre et nos passions

par François MAURIAC.

Il n’est rien de moins fatal que
la guerre : de tous nos maux, le
pire est celui qui porte le plus vi-
siblement la marque de l’homme.
De toutes les circonstances humai-
nes, celles qui touchent aux rap-
ports entre les peuples sont les
seules d’où le hasard paraît exclu,
les seules dont l’enchaînement soit,
avec évidence, logique.

La volonté d’un homme, d’un
seul homme, domine les événe-
ments actuels. Naguère encore, on
aurait été enclin à écrire : de deux
hommes. Mais c’est justement le
jeu italien de Hitler[1][1] En exigeant « l’autodétermination » pour les plus de 3 millions de Sudètes en Tchécoslovaquie, Hitler avait provoqué à nouveau une crise au mois de septembre 1938. Pour s’assurer du soutien de Mussolini dans ses revendications, Hitler se rend donc à Rome dans la première partie de ce même mois. Le 13 septembre, un communiqué officiel du gouvernement italien appuie pleinement les exigences allemandes. Le 14, le quotidien Popolo d’Italia publie une lettre ouverte de Mussolini qui abonde dans le même sens. qui montre
avec évidence que Rome est,
comme les autres capitales, jouée.

Chacune de nos fautes a rapporté
exactement à l’Allemagne tout le
fruit rêvé et voulu par son maître.

Et puisque nous devons croire,
avec les théologies [Note: Il s’agit d’une coquille. Il faudrait bien sûr lire « théologiens » .], que Dieu est
incapable de vouloir le mal, nous
le sentons absent de la guerre dans
la mesure où l’homme s’y affirme
présent[3][3] Mauriac fait allusion à une des tentatives faites par les théologiens et les philosophes de réconcilier l’existence du mal avec la notion d’un Dieu à la fois tout bon et tout-puissant. En voulant donc définir le mal comme étant simplement l’absence du bien, on a donc voulu lui dénier un quelconque statut ontologique. Notons d’autre part qu’ici comme ailleurs, Mauriac récuse la notion que Dieu contrôle directement les événements.. L’homme introduit Dieu
dans la guerre, civile ou étrangère,
pour les besoins de sa politique.
Mais, dans ce royaume du meurtre[4][4] Mauriac fait sans doute allusion au récit biblique de Caïn et d’Abel, qui à ses yeux figure les haines ancestrales et l’enchaînement semblablement interminable des violences et des injustices sur la terre.
imposé à une jeunesse innocente,

--- nouvelle colonne ---

c’est la volonté de l’homme af-
franchi en apparence de Dieu qui
règne seule.

Affranchi en apparence de Dieu,
mais non de ses passions et de son
propre cœur. Les événements de-
puis plusieurs années suivent point
par point la loi de Hitler, telle
qu’elle est définie dans Mein
Kampf
[5][5] Paru en 1925, le manifeste autobiographique d’Hitler est disponible dès 1934 en version française sous le titre Mon combat. Cependant, très peu de Français ont lu cet ouvrage qui dévoile les desseins d’Hitler, y compris sa volonté d’attaquer la France et de la réduire à la servitude. ; mais Hitler lui-même
obéit à un démon[6][6] Le terme « démon » s’entend ici non seulement comme le synonyme de « diable » mais aussi comme le génie ou l’esprit qui guide un être en déterminant son destin. que nous ne
connaissons pas.

Et ce démon a profité, pour dé-
chaîner le crime, de la faiblesse et
de l’éclat misérable où leurs pro-
pres passions ont plongé les peu-
ples qui eussent pu s’opposer à
l’Allemagne.

La guerre ne nous apparaît pas
comme une punition voulue par
Dieu de nos péchés[7][7] Notons que Mauriac rejette par avance la lecture vichyste de la débâcle de mai-juin 1940, présentée par Pétain et ses acolytes comme la punition des fautes de la République et d’un peuple immoral et impie., mais comme
la projection sur le plan de l’his-
toire de nos désastres intérieurs,
comme la mer de désolation où se
rejoignent les trois fleuves de feu
qui jaillissent des entrailles de
l’homme[8][8] Mauriac se souvient de Pascal, Pensées, B.458, L.545 : « « Tout ce qui est au monde est concupiscence de la chair, ou concupiscence des yeux, ou orgueil de la vie : libido sentiendi, libido sciendi, libido dominandi. » Malheureuse la terre de malédiction que ces trois fleuves de feu embrasent plutôt qu’ils n’arrosent ! » Pascal s’inspire à son tour de I Jn 2, 16 : « Tout ce qui appartient au monde — les mauvais désirs de la nature humaine, le désir de posséder ce que l’on voit et l’orgueil suscité par les biens terrestres — tout cela vient non pas du Père mais du monde, » tout en se souvenant de saint Augustin, qui épingle ces trois vices dans La Cité de Dieu, qui déplore leurs répercussions non seulement chez l’individu mais aussi dans les affaires de ce monde. N’oublions pas qu’en 1923 Mauriac a publié Le Fleuve de feu chez Grasset..



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