Œuvre journalistique de François Mauriac 1937-1938

La Guerre

Vendredi 27 mai 1938
Temps présent

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BILLET

LA GUERRE[1][1] Article repris dans MP, p. 105-06 ; JMP, p. 747-48.

par François MAURIAC.

A quoi servirait de se crever les yeux ? La guerre est désormais dans le droit fil de notre destin[2][2] Une fois l’Autriche annexée, Hitler, prétextant le désir des germanophones d’intégrer la « Grande Allemagne » , jetait son dévolu sur la Tchécoslovaquie précisément pour les raisons stratégiques indiquées par Mauriac plus bas dans le présent article. La crise des Sudètes se pointait ainsi dès le 20 mai 1938, avec des rumeurs de mouvements de troupes allemandes près des frontières tchèques et le voyage à Londres du premier ministre Daladier et du ministre des affaires étrangères Bonnet, qui cherchaient à coordonner leurs efforts avec ceux du Foreign Office. Au lieu de tenir tête à Hitler, il s’agissait de tout faire pour éviter une nouvelle guerre.. Entre la guerre et nous, il n’y a plus rien que cette supputation de l’homme enfermé à Berchtesgaden[3][3] Située dans les Alpes bavaroises sur la frontière autrichienne, la ville de Berchtesgaden attirait dès les années 1920 de nombreux chefs nazis. Parfois considérée comme le berceau du nazisme dans la mesure où c’était là qu’Hitler avait achevé Mein Kampf, la ville a été fermée au public pour servir de deuxième siège du gouvernement national-socialiste à partir de 1936. Offert en cadeau d’anniversaire en avril 1938, le « nid de l’aigle » , perché tout en haut d’une montagne, servait de résidence personnelle et de deuxième quartier général à Hitler. La Deuxième Division Blindée commandée par le Général Leclerc prendra Berchtesgaden pour les Alliés le 5 mai 1945. qui interroge ses conseillers militaires, pèse ses chances.

Il voudrait être sûr que la France est aussi malade et aussi divisée que la presse française le laisse entendre[4][4] Les quotidiens et hebdomadaires d’extrême droite ne cessaient de brosser le tableau d’une France affaiblie et décadente, en proie aux machinations des politiciens, à l’immoralité et à l’influence néfaste des étrangers.. C’est un doute où aucun Allemand ne s’attarde longtemps lorsqu’il observe la « nation pourrie » . Et comment n’en croirait-il sur ce point les Français eux-mêmes ?

Reste l’Angleterre. Elle demeure l’obstacle qu’il ne désespère pas de surmonter. C’est l’occasion qu’il guette et que le compère Staline, à propos de l’Espagne, essaye vainement, ces jours-ci, de provoquer[5][5] Dans le but de trouver une solution au problème espagnol, la France et la Grande-Bretagne venaient de soumettre un projet commun au Comité de non-intervention qui s’est réuni à Londres le 26 mai. Tous les délégués l’ont accepté (y compris les ambassadeurs d’Italie et d’Allemagne), à l’exception de celui de l’URSS. Voir Gérard Boutelleau, « Le Sous-Comité de non-intervention a décidé […] » , Le Figaro, 27 mai 1938, p. 1 et 3. ; n’y aurait-il dans le bloc franco-anglais qu’une fissure, la hache allemande y pénétrera.

Il attend qu’elle se produise, il la croit inévitable, et que lui importe d’attendre si le temps travaille pour lui ? Il travaille pour lui et non pour nous. Autant que nous nous armions, il s’armera davantage encore, mais surtout, il mettra la main, sans coup férir, en Europe centrale sur ce qui lui manque encore pour soutenir une guerre longue.

C’est ce que M. Eden[6][6] Nommé ministre des Affaires étrangères du Royaume-Uni en décembre 1935, Anthony Eden, 1897-1977, Premier Comte d’Avon, a démissionné de son poste au mois de février 1938 en signe de protestation contre la politique dite de l’apaisement. Il reviendra dans l’équipe gouvernementale en 1940 d’abord en tant que ministre de la Guerre et ensuite comme secrétaire aux Affaires étrangères sous Churchill. Il donnera un témoignage équilibré et éloquent sur la débâcle de mai-juin 1940 dans Le Chagrin et la Pitié de Marcel Ophüls. C’est d’autre part lui qui aura à gérer la crise du canal de Suez en tant que premier ministre en 1956. avait compris. L’Angleterre et la France auraient pu, sans risque, tenir en respect une Allemagne qui ne se sait armée que pour les rapides coups de force. Notre faiblesse va la mettre en passe de détenir assez de pétrole et de blé et de tout ce qui est nécessaire à un grand peuple engagé dans une guerre d’usure — et ce sera alors l’échéance…

Mais il faut tout dire : n’existe-t-il pas, et au ministère même, chez nous, des hommes qui concluent de cet état de choses que mieux vaut courir notre chance dès maintenant ? La guerre éclate toujours, hélas ! de ces volontés convergentes, des deux côtés de la frontière…

Telle est la vérité nue. D’un charnier à un autre charnier, l’humanité n’apprend rien, ne retient rien. La nouvelle guerre est toujours la plus stupide, la moins excusable. Nous y courons les yeux ouverts.



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