Œuvre journalistique de François Mauriac 1937-1938

La Grande Faim

Vendredi 21 octobre 1938
Temps présent

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BILLET

LA GRANDE FAIM[1][1] Article repris dans MP, p. 109 ; JMP, p. 750. Comme le note Jean Lacouture, François Mauriac. 2 Un citoyen du siècle 1933-1970, Points-Seuil, 1990, p. 99, cet article servira de préface du livre Le Germanisme en marche d’André Sidobre (Les Éditions du Cerf, 1938), nom de plume de son ami Maurice Schumann, qui s’opposait vivement aux accords de Munich.

par François MAURIAC.

L’hiver est là — l’hiver de paix
que nous nous sommes assuré.
Oui, nous avons quatre ou cinq
mois pour nous occuper de notre
métier, de nos enfants, pour mener
notre pauvre vie d’hommes. Au
printemps, nous recommencerons à
faire le compte de nos avions et à
nous inquiéter de masques à gaz.
Et peut-être sauverons-nous encore
une fois la Paix, en donnant « quel-
que chose » au Minotaure[2][2] Né de l’union de Pasiphaé et d’un taureau blanc tiré des profondeurs de la mer par Poséidon, le Minotaure avait une tête de taureau et un torse d’homme. Devenu féroce, il fut enfermé dans un labyrinthe en Crête. Tous les ans, sept jeunes filles et sept garçons durent y être envoyés en sacrifice jusqu’à ce que Thésée tuât le monstre. Mauriac désigne en clair l’Allemagne nazie. — en lui
jetant quoi dans la gueule ? Que
nous reste-t-il, après l’Autriche,
après la Tchécoslovaquie[3][3] Mauriac fait évidemment référence à l’Anschluss et aux accords de Munich, qui ont eu comme résultat effectif le sacrifice d’abord de l’Autriche et ensuite de la Tchécoslovaquie aux menaces d’Hitler. ? Que dé-
tenons-nous encore qui soit à la me-
sure de cette grande faim ?

Cette grande faim, au centre de
l’Europe, cette boulimie qu’il nous
faut nourrir et que nous avons jus-
qu’ici nourrie avec la chair et avec

--- nouvelle colonne ---

le sang des autres ? Quand il n’y
aura plus d’Espagnols, ni d’Abys-
sins[4][4] Les populations espagnole et abyssinienne avaient déjà payé un lourd tribut de sang aux agressions fascistes., ni d’Autrichiens, plus de
Tchèques, je vous le demande ?
Comment nourrirons-nous ce très
saint Empire romain germanique[5][5] Appelé parfois le Premier Reich pour le distinguer du royaume de Bismarck, le Saint Empire Romain Germanique se prolongeait de 962 jusqu’en 1806. Sa superficie recouvrait les états modernes de l’Allemagne, la Hollande, la Belgique, la Tchécoslovaquie, l’Autriche et la Suisse sans oublier une partie des territoires français et italien. Mauriac l’utilise comme une métaphore de l’Allemagne nazie expansionniste.
poussé comme un champignon sous
le regard attentif des diplomates
profonds et des hommes d’État au
grand cœur de l’Entente[6][6] Les pays alliés de la Première Guerre mondiale, c’est-à-dire la France, le Royaume-Uni et la Russie, s’appelaient également les Forces de l’Entente ou la Triple Entente. ?

C’est à l’homme-qui-a-toujours-
faim qu’il faut le demander, me di-
rez-vous. Et c’est aussi ce que nous
ferons : le « premier » anglais ou
le « premier » français entrepren-
dra derechef, en avril ou en mai,
le pèlerinage de Berchtesgaden[7][7] Située dans les Alpes bavaroises sur la frontière autrichienne, la ville de Berchtesgaden attirait dès les années 1920 de nombreux chefs nazis. Parfois considérée comme le berceau du nazisme dans la mesure où c’était là qu’Hitler avait achevé Mein Kampf, la ville a été fermée au public pour servir de deuxième siège du gouvernement national-socialiste à partir de 1936. Offert en cadeau d’anniversaire en avril 1938, le « nid de l’aigle » , perché tout en haut d’une montagne, servait de résidence personnelle et de deuxième quartier général à Hitler. La Deuxième Division Blindée commandée par le Général Leclerc prendra Berchtesgaden pour les Alliés le 5 mai 1945.
pour consulter l’oracle. Et nous
connaissons d’avance la réponse de
l’oracle. Elle sera brève et claire :
« Coupez-vous un bras ! »



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